lundi 30 mars 2020

30 mars 2020 : électrochoc


« Si je ne m’occupe pas de moi, qui s’en chargera ? poursuivit le jeune mendiant. Et si je ne m’occupe pas de moi, qui suis-je ? »
(Hubert Haddad, Palestine, Zulma, 2007)

 
Karak : dessin publié sur son blog 
http://karak.over-blog.com/

Quand on subit un grand malheur, et qu’on est proche du côté de la Mort (parfois même on y est déjà), il faut un électrochoc pour nous ramener du côté de la vie, il faut accepter la générosité du prochain, l’amitié, le partage, la solidarité des autres, il faut se baigner dans cette "eau vive que l’on entend avec la régularité assourdie d’un battement de cœur", nous dit Rezvani dans le final de son Ultime amour. J’ai moi-même frôlé de très près la mort lors de ma perforation d’estomac en novembre 1968, à la suite de quoi j’ai subi le confinement de neuf semaines d’hôpital jusqu’au début février 1969, sublimement entouré par le personnel soignant et divers membres de ma famille qui venaient me voir à tour de rôle (dans mon souvenir, ma mère venait chaque jour).
À mon retour, affaibli, mais guéri, j’ai encore passé environ deux mois de convalescence chez les miens, entourant à mon tour de mon affection mes petites sœurs, ma mère et ma grand-mère maternelle diminuée par une attaque cérébrale (comme on disait à l’époque, avc aujourd’hui) qui l’avait saisie d’effroi un mois environ après mon admission à l’hosto (et ma mère s’était alors coupée en deux, un jour pour moi, un jour pour elle). D’une certaine manière, ce fut un électrochoc salutaire pour moi ; je suis sorti de mon introversion adolescente pour m’occuper des autres, tant il est vrai que comme nous disait ma grand-mère dans notre enfance, « quand on s’occupe des autres, on s’occupe de soi ». Idée qui a guidé ma vie par la suite, qui est même devenu ma ligne directrice, mon chemin, ma vérité, ma vie. Ça m’a transformé. J’avais eu mon « électrochoc ».
Dans les années 70, j’ai développé mes liens amicaux, mes relations sociales, ma découverte du monde et, en fin de compte, j’étais prêt à la rencontre en 1978 de Claire qui fut pour moi un deuxième électrochoc : jusque-là, mes amours avaient été des échecs plus ou moins cinglants. Et mon effort de résilience de 1969 m’a été très utile pour soutenir les difficultés que j’ai rencontrées par la suite, notamment pour soutenir Claire jusqu’au bout dans sa lente descente aux enfers de l’horrible tumeur au cerveau, avec l’aide il est vrai, de quelques amis et de quelques membres de ma tribu. Mais quand elle a disparu, j’étais désemparé, et aidé de mon réseau d’amis, j’ai éprouvé de nouveau un « électrochoc » qui m’a permis de me lancer dans une vie nouvelle, d’écriture poétique, de festivalier de cinéma, de voyageur (en cargo, en autocar, à vélo...), d’hôte hospitalier et surtout d’amitiés et de rencontres parfois étonnantes et toujours passionnantes...
Je mesure les chances que j’ai eues dans ma vie : une famille aimante, un travail qui m’a plu toujours (et, dès que je commençais à en avoir fait le tour, je me faisais muter ou je changeais d’emploi dans la même ville), des enfants qui m’aiment (à cet égard, je suis comme le berger de Victor Hugo dans Le roi de Perse qui dit au roi : "Et j’ai mon fils que j’aime, et c’est pourquoi je chante", ce à quoi le roi, dont le jardin du palais "est plein d’hommes armés, de peur de sa famille", rétorque : "Il t’aime, dit le roi, pourtant il est ton fils"), une retraite confortable et une habitude aguerrie du confinement par mes longues années de célibat (j’ai quitté mes parents à 18 ans et ne me suis marié qu’à 33 ans) et de veuvage...

toujours Karak

Et surtout, surtout, je suis né après la guerre, et je n’ai connu nos guerres suivantes, les coloniales, que par ricochet. Quand je vois la situation désastreuse du Proche-Orient (Turquie/Syrie/Israël/Palestine/Yémen) ou dans d’autres lieux du monde, la situation actuelle dans les EHPAD, les résidences universitaires, les appartements surpeuplés d’HLM, les cellules de prison, les nombreux SDF, je suis amené à conclure que mon confinement est un isolement de privilégié. Je ne risque pas, quand je sors, de subir un tabassage en règle comme dans certaines zones (où il est vrai que c’est dans les habitudes policières) si je n’ai pas mon attestation de sortie ou si celle-ci n’est pas correctement remplie : on me demandera poliment (j’espère) de payer la fameuse amende. Jusqu’à présent, je n’ai d’ailleurs pas été contrôlé. Il est vrai que je n’ai pas dépassé le rayon de 1 km autour de chez moi. Pourtant le vélo me manque terriblement. Mais il faut, avant tout, savoir ne pas contaminer les autres.

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