jeudi 19 mars 2020

19 mars 2020 : un retour inOui


en mer la solitude, énorme et mystérieuse, frôle l’éternité.
(Enrique Serpa, Contrebande, trad. Claude Fell, Zulma, 2009)



Au loin, mon cargo au port de Pointe-à-Pitre, avant que j'y monte
(photo Patricia Navet, qui m'a amené au port)

Eh bien, ce n’est pas en revenant sur terre qu’on risque de la frôler, l’éternité ! Alors que j’ai eu cette impression d'en être si proche pendant mon voyage sur mer. Je notais, dans mon journal de bord, le dimanche 15 mars : "Inutile de rappeler, maintenant que j’approche du retour, combien l’absence, l’éloignement, cette sorte d’exil (moins tragique que pour les réfugiés et migrants de toutes sortes, je me sais parfaitement privilégié !) me pèsent peu, voire que je souhaiterais les allonger, tant je voudrais voir durer ce temps de parenthèse enchanteresse. La première chose que je fais le matin, c’est regarder la mer. Notons que je faisais la même chose à la Désirade (où je ne la voyais pas de ma fenêtre, il fallait me lever et sortir sur la terrasse, mais je l’entendais), ou à Baillif, où c’était aussi la dernière chose que je voyais le soir, au moment du coucher de soleil, et parfois plus tard, avant d'aller au lit, je jetais un œil sur la nuit marine, souvent sous le regard des étoiles ou le scintillement de la lune. Et il m’arrive même d’envier un peu les Philippins de passer neuf mois sur douze en mer ! Loin de la publicité, des médias pourris, de la société de consommation et de ses mirages dorés, en compagnie – intermittente – de gens très différents de moi, tant les membres d’équipage que les autres passagers, dans le culte du partage et de l’esprit communautaire, tout en préservant l’indépendance de chacun, ce qui est beaucoup plus facile ici que sur terre".

la mer des Caraïbes, le soir, vue de la maison d'Yvon
Je débarque et qu’est-ce que je trouve : des villes vides, des boutiques, hôtels et restaurants fermés, une paranoïa paniqueuse chez les gens, et plus particulièrement, chez les privilégiés qui s’empressent par exemple de quitter Paris pour leurs résidences secondaires de Ré, d’Oléron ou d’ailleurs, causant ainsi une cohue indescriptible à la Gare Montparnasse qui contrastait avec le vide  des rues et du métro : nous étions une dizaine dans ma rame entre Gare du Nord et Montparnasse. Pareillement d’ailleurs, les trains étaient annoncés complets et dans mes trains « inOui » entre Lille et Paris, puis entre Paris et Bordeaux, nous n’étions qu’une poignée dans chaque wagon : sans doute pour éviter la promiscuité, mais devant les panneaux d’affichage des trains, là, les gens étaient au touche-touche.

la gare de Montparnasse au bout et les rues vides
À la gare de Lille, je me suis cru chez Ubu ; à midi tapantes (probablement, car je n’étais pas là pour voir), les toilettes ont été fermées. Tant pis pour les nombreux passagers qui attendaient des trains qui partaient à 14, 15 ou 16 heures, certains depuis le matin. Quand j’ai voulu y aller, vers 13 h 30, j’ai trouvé, ainsi qu’un couple avec jeunes enfants, la porte close. Je remonte et avise un agent de sécurité qui me répond : « Ça fait partie des consignes, on a fermé à midi. Vous n’avez qu’à sortir, et essayez de trouver un arbre ! » Je devais avoir un aspect canin, il ne me restait plus qu’à aboyer mon mécontentement. Et, en fait d’arbre, il y en a bien quelques-uns sur l’esplanade devant la gare : les malheureux n’ont qu’environ deux centimètres de terre autour de la base de leur tronc, tout le reste est bétonné. Comme d’habitude en pareil cas, je me demande comment font les SDF, pourtant nombreux autour de la gare et même dedans.

l'intérieur de mon wagon inOui : une dizaine de voyageurs
En tout cas, ça fait une drôle d’impression. Ceci étant, si je n’étais pas descendu à Dunkerque (alors que j’avais encore trois jours de voyage, comprenant deux escales à Londres d'abord, puis à Zeebrugge avant celle du Havre), on m’a avisé que je risquais d’être retenu sur le cargo au Havre et obligé de me retrouver à prolonger mon voyage ! J’ai donc obtempéré, je suis descendu avec trois membres d’équipage français, dont trois camarades prenaient le relais ; par contre deux des Philippins, dont le service se terminait au Havre ne seront pas remplacés et feront donc un ou deux mois de plus, après leurs neuf mois de mer déjà accomplis. Deux poids deux mesures, la compagnie a bien réussi à remplacer à Dunkerque les Français qui terminaient leur service au Havre après leur trois mois de mer, mais les Philippins eux, taillables et corvéables à merci, non contents d’être en outre plus mal payés, doivent subir la contrainte.

sur le gaillard d'avant, à tribord (droite) le banc où j'allais rêver 
et composer des poèmes
 
bousculant l’air marin la mer ondule mollement
soulève, de-ci, de-là, des petites crêtes d’écume
et les poissons volants ruissellent de soleil
leurs ailes fines font frissonner de joie

je savoure leur beauté silencieuse
sur mon trône du gaillard d’avant
j’essaie de saisir le temps immobile
dans un reflet de lumière insaisissable
 
fiesta avec les Philippins autour de la piscine
Ceci étant, je suis rentré et bien rentré, ma sœur Maryse m’attendait, et me voilà confiné ! Dire que certains considèrent les bateaux en mer comme des prisons maritimes (puisqu’on ne peut pas s’en évader), et qu’à terre on se  retrouve comme enterré vivant… Enfin, il reste toujours la lecture, je vais pouvoir écluser ma bibliothèque et me séparer de nouveaux livres lus, ne serait-ce que pour en refiler à un ami qui souhaite ouvrir un salon de thé-librairie dans le Marais poitevin. J’ai bien malheureusement peur que la lecture soir définitivement passée de mode – j’étais le seul à lire (un livre, du moins, mais j’ai bien vu que les smartphones servaient plus à regarder des images de films ou de jeux vidéo qu'à lire) dans mes trois trains mardi dernier : Dunkerque-Lille-Paris-Bordeaux. Décidément, il est grand temps que je quitte un monde que je ne comprends plus. Reste la poésie : avant de quitter Pointe-à-Pitre, comme c'était le "Temps des poètes" et qu'on pouvait fabriquer des haïkus et les écrire à la craie Place de la Victoire, voici le mien :

Photo Patricia Navet

 

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