en
mer la solitude, énorme et mystérieuse, frôle l’éternité.
(Enrique
Serpa, Contrebande,
trad. Claude Fell, Zulma, 2009)
Au loin, mon cargo au port de Pointe-à-Pitre, avant que j'y monte
(photo Patricia Navet, qui m'a amené au port)
Eh
bien, ce n’est pas en revenant sur terre qu’on risque de la
frôler, l’éternité ! Alors que j’ai eu cette impression d'en être si proche
pendant mon voyage sur mer. Je notais, dans mon journal de bord, le
dimanche 15 mars : "Inutile
de rappeler, maintenant que j’approche du retour, combien
l’absence, l’éloignement, cette sorte d’exil (moins tragique
que pour les réfugiés et migrants de toutes sortes, je me sais
parfaitement privilégié !) me pèsent peu, voire que je
souhaiterais les allonger, tant je voudrais voir durer ce temps de
parenthèse enchanteresse. La première chose que je fais le matin, c’est
regarder la mer. Notons que je faisais la même chose à la Désirade
(où je ne la voyais pas de ma fenêtre, il fallait me lever et
sortir sur la terrasse, mais je l’entendais), ou à Baillif, où
c’était aussi la dernière chose que je voyais le soir, au moment
du coucher de soleil, et parfois plus tard, avant d'aller au lit, je
jetais un œil sur la nuit marine, souvent sous le regard des étoiles
ou le scintillement de la lune. Et il m’arrive même d’envier un
peu les Philippins de passer neuf mois sur douze en mer ! Loin
de la publicité, des médias pourris, de la société de
consommation et de ses mirages dorés, en compagnie – intermittente
– de gens très différents de moi, tant les membres d’équipage que les
autres passagers, dans le culte du partage et de l’esprit communautaire,
tout en préservant l’indépendance de chacun, ce qui est beaucoup
plus facile ici que sur terre".
la mer des Caraïbes, le soir, vue de la maison d'Yvon
Je
débarque et qu’est-ce que je trouve : des villes vides, des
boutiques, hôtels et restaurants fermés, une paranoïa paniqueuse
chez les gens, et plus particulièrement, chez les privilégiés qui
s’empressent par exemple de quitter Paris pour leurs résidences
secondaires de Ré, d’Oléron ou d’ailleurs, causant ainsi
une cohue indescriptible à la Gare Montparnasse qui contrastait avec
le vide des rues et du métro : nous étions une dizaine dans ma
rame entre Gare du Nord et Montparnasse. Pareillement d’ailleurs,
les trains étaient annoncés complets
et dans mes trains « inOui » entre Lille et Paris, puis
entre Paris et Bordeaux, nous n’étions qu’une poignée dans
chaque wagon : sans doute pour éviter la promiscuité, mais devant les
panneaux d’affichage des trains, là, les gens étaient au
touche-touche.
la gare de Montparnasse au bout et les rues vides
À
la gare de Lille, je me suis cru chez Ubu ; à midi tapantes
(probablement, car je n’étais pas là pour voir), les toilettes
ont été fermées. Tant pis pour les nombreux passagers qui
attendaient des trains qui partaient à 14, 15 ou 16 heures, certains
depuis le matin. Quand j’ai voulu y aller, vers 13 h 30, j’ai
trouvé, ainsi qu’un couple avec jeunes enfants, la porte close. Je
remonte et avise un agent de sécurité qui me répond : « Ça
fait partie des consignes, on a fermé à midi. Vous n’avez qu’à sortir,
et essayez de trouver un arbre ! » Je devais avoir un
aspect canin, il
ne me restait plus qu’à aboyer mon mécontentement.
Et,
en fait d’arbre, il y en a bien quelques-uns sur l’esplanade
devant la gare : les malheureux n’ont qu’environ deux
centimètres de terre autour de la base de leur tronc, tout le reste
est bétonné. Comme d’habitude en pareil cas, je me demande
comment font les SDF, pourtant nombreux autour de la gare et même
dedans.
l'intérieur de mon wagon inOui : une dizaine de voyageurs
En
tout cas, ça fait une drôle d’impression. Ceci étant, si je
n’étais pas descendu à Dunkerque (alors que j’avais encore
trois jours de voyage, comprenant deux escales à Londres d'abord, puis à Zeebrugge
avant celle du Havre), on m’a avisé que je risquais d’être
retenu sur le cargo au Havre et obligé de me retrouver à prolonger mon voyage ! J’ai donc obtempéré, je suis
descendu avec trois membres d’équipage français, dont trois
camarades prenaient le relais ; par contre deux des Philippins,
dont le service se terminait au Havre ne seront pas remplacés et
feront donc un ou deux mois de plus, après leurs neuf mois de mer
déjà accomplis. Deux poids deux mesures, la compagnie a bien réussi à
remplacer à Dunkerque les Français qui
terminaient leur service au Havre
après leur trois mois de mer, mais
les Philippins eux, taillables et corvéables à merci, non contents
d’être en outre plus mal payés, doivent subir la
contrainte.
sur le gaillard d'avant, à tribord (droite) le banc où j'allais rêver
et composer des poèmes
bousculant
l’air marin la mer ondule mollement
soulève,
de-ci, de-là, des petites crêtes d’écume
et
les poissons volants ruissellent de soleil
leurs
ailes fines font frissonner de joie
je
savoure leur beauté silencieuse
sur
mon trône du gaillard d’avant
j’essaie
de saisir le temps immobile
dans
un reflet de lumière insaisissable
fiesta avec les Philippins autour de la piscine
Ceci
étant, je suis rentré et bien rentré, ma sœur Maryse m’attendait,
et me voilà confiné ! Dire que certains considèrent les
bateaux en mer comme des prisons maritimes (puisqu’on ne peut pas
s’en évader), et qu’à terre on se retrouve comme enterré vivant…
Enfin, il reste toujours la lecture, je vais pouvoir écluser ma
bibliothèque et me séparer de nouveaux livres lus, ne serait-ce que
pour en refiler à un ami qui souhaite ouvrir un salon de
thé-librairie dans le Marais poitevin. J’ai bien malheureusement
peur que la lecture soir définitivement passée de mode – j’étais le
seul à lire (un livre, du moins, mais j’ai bien vu que les
smartphones servaient plus à regarder des images de films ou de jeux
vidéo qu'à lire) dans mes trois trains mardi dernier :
Dunkerque-Lille-Paris-Bordeaux. Décidément,
il est grand temps que je quitte un monde que je ne comprends plus. Reste la poésie : avant de quitter Pointe-à-Pitre, comme c'était le "Temps des poètes" et qu'on pouvait fabriquer des haïkus et les écrire à la craie Place de la Victoire, voici le mien :
Photo Patricia Navet
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