vendredi 27 mars 2020

27 mars 2020 : humeur noire



Comme au désert, c’est en ralentissant le rythme que l’on a la sensation d’avoir plus de temps. Comme au désert, c’est l’espace et la solitude qui sont les vraies richesses.
(Vivi Navarro, Géants des mers, Magellan & Cie, 2014)

Ce temps de confinement qui ne me change pas énormément, puisque je sortais du cargo – moyen de transport que je ne conseille pas à tous ceux qui détestent le confinement, et il y en a beaucoup, si j’en juge par l’agressivité de certaines personnes que je rencontre – est peut-être celui qui nous permet de mieux mesurer ce que peut être la solitude aussi bien que la solidarité. Car il y a des gens confinés un peu partout, en prison, à l’hôpital (certains préfèrent la politique de l’autruche et ne pas consulter, pour éviter l’hôpital), dans des camps en France (lire Bienvenue à Calais de Marie-Françoise Colombani, Actes sud, 2016, relire mon blog du 23 novembre 2016) et à l’étranger (Grèce, Turquie, Syrie, Soudan, Gaza, etc.), en résidence universitaire (surtout des étrangers, mais aussi des étudiants éloignés de chez eux), les SDF parqués désormais dans des hôtels réquisitionnés, et chez soi, actuellement, pour une durée indéterminée. Et sans solidarité (qui fait partie des vraies richesses), ils sont mal barrés !


L’isolement volontaire (les moines dans leurs couvents, l’écrivain dans son bureau ou l’artiste dans son atelier, le navigateur solitaire...) n’a rien à voir avec le confinement imposé. Et ce dernier n’est pas le même quand on est confiné dans 9 m² (étudiant), dans 60 m² pour une famille de six personnes ou plus, ou dans 100 m² (comme moi) pour un célibataire ou un couple. Il n’est pas le même non plus quand on dispose chez soi d’une bibliothèque abondante, d’une discothèque variée, d’une collection de dvd à voir ou à revoir, de jeux de société pertinents, ou quand on ne dispose que de la télévision, de jeux vidéo répétitifs ou du fameux smartphone qui est déjà – en soi - un signe de confinement. Je l’ai bien vu lors de mon séjour en Guadeloupe où tout le monde (du moins les jeunes, mais pas que) en a un, ne le quitte pas des mains ou de l’œil, y ajoute les écouteurs dans les oreilles, et se confine soi-même dans une sorte de retrait du monde ahurissant, un autisme sociétal.
J’en arrive à penser que tout cela est voulu, cette espèce de déculturation généralisée qui a commencé avec l’usage intensif de la télévision dans les années 60, divertissement à domicile qui se fait sans choix réel. Les programmes sont devenus si nombreux (et nos yeux ne sont que deux) que trop de choix nuit à un vrai choix, et la plupart se concentrent sur les émissions sursaturées de publicité et qui poussent à refuser tout ce qui donnerait un tant soit peu à réfléchir. Ainsi les enfants et les adolescents des classes déjà défavorisées sont prisonniers d’un médium abrutissant, privés d’emprunter le fameux ascenseur social. S’ils ne rencontrent pas un copain ou une copine qui les initient à d’autres univers, ils seront perdus. Ainsi, les jeunes de mon quartier : ils ne veulent pas faire le métier de leurs parents (ouvriers, déménageurs, éboueurs, femmes de ménage, saisonniers agricoles, etc.), ce que je peux comprendre, ils ont raté leurs études (souvent dès le primaire et surtout les garçons) et préfèrent glander et vivre de petits trafics, seule liberté qu’on leur laisse. Quand on va autoriser le cannabis en vente légale, ce sera l’explosion ! Et ils supportent très mal le confinement actuel, car ils aiment se regrouper et faire corps. Si au moins ce confinement ramenait les gens à se parler à domicile, à parler et à jouer avec leurs enfants, à leur apprendre à cuisiner, à faire leurs lits et ranger leurs chambres, etc., mais…
Quand j’ai vu que la consommation de jeux vidéo s’était multipliée depuis le début du confinement (alors que dans mon incurable naïveté, je pensais que c’est la lecture de livres qui allait exploser) sans tout de même en être le moins du monde surpris, je me suis dit : voilà où on en arrive après des décennies de bourrage de crâne publicitaire, d’incitation au divertissement le plus pauvre possible destiné à empêcher les classes les plus défavorisées de s’élever. Est-il utile de regarder la télévision pendant tous les repas (très fréquent dans les classes populaires) ? Est-il courtois de passer son temps à regarder son smartphone quand on est en compagnie ? Est-ce si urgent de le regarder sans cesse et de ne plus regarder autour de soi ? Bonjour l’absence de communication : au restaurant, à Bordeaux, à Venise, en Guadeloupe et ailleurs, dans des tablées pleines, il m’est arrivé de voir quatre personnes les yeux rivés sur leur engin sur lequel chacune pianotait ! J’étais sidéré...

 
Je fais partie des derniers réfractaires au smartphone, cet outil démentiellement addictif, et je recommande vivement à cet égard la lecture roborative de Le téléphone portable, gadget de destruction massive (L’Échappée, 2008 : déjà on pouvait analyser les effets de l‘engin qui n’était pourtant pas encore le smartphone) dont voici la notice descriptive de l’éditeur : "En dix ans le téléphone portable a colonisé nos vies, avec l’active participation du public, et pour le bénéfice de l’industrie. Il n’est pas exclu que sa possession devienne obligatoire pour survivre à Technopolis. Ce déferlement signe la victoire du marketing technologique contre les évidences. Non seulement les ravages – écologiques, sanitaires, sociaux, psychologiques – du portable sont niés, mais peu s’imaginent exister sans ce gadget. À l’échelle planétaire (déchets électroniques, massacres de populations et d’espèces menacées), nationale (surveillance, technification des rapports sociaux, bombardement publicitaire), locale (pollutions, pillage des ressources et des fonds publics) et individuelle (addiction, santé, autisme social) : découvrons le fléau absolu qu’est le portable". Et, je le répète, il ne s’agissait pas encore du smartphone !
Et, avec tout ça, on ne parle que de « numérisation », « digitalisation », « dématérialisation », « automatisation », « robotisation », tous mots aussi froids que ces machines et leurs serviteurs, au lieu de parler « relation », « contact », « amitié », « rapports humains », « vivre ensemble », mots et expressions chauds et vivants, qui nous rappellent notre humanité vivante. Ça fait longtemps que je me dis que je ne suis plus fait pour ce monde "presse-boutons" (expression assez juste de mon amie Monique R. dès la fin des années 80, alors qu’on n’avait encore presque rien vu) et je finis par dire comme mon ami Philippe B., 83 ans et assez mal en point : « Il est temps que je parte, et le coronavirus sera le bienvenu ! »
Certes, étant plus jeune que lui et en plutôt bon état, j’aimerais bien pousser jusqu’à 80, mais franchement, à moins d’aller dans des trous perdus (comme la Désirade et c’est pourquoi j’y ai tant aimé mon séjour de trois semaines, en dépit d’incidents techniques comme les fréquentes coupures d’eau), on est partout contaminé par la technocratie : jusqu’à la fameuse attestation de déplacement dérogatoire qui a déjà changé depuis une semaine, qu’il faut imprimer (et donc avoir un ordinateur, une imprimante, bonjour le gâchis de papier et le coût d’encre), et théoriquement en faire une par jour et par action (faire les courses, déplacement d’activité physique, etc.). J’avoue que j’utilise toujours la même depuis le début pour chaque action, j’y mets la date au crayon (et maintenant l’heure pour celle destinée au déplacement physique) et je gomme et change ça chaque jour. On verra ce qu’on me dira en cas de contrôle, je sens que je vais péter un câble si on me fait des réflexions sur l’usage du crayon. Et je ne suis pas le seul, j’ai vu dans Sud-ouest qu’un gars a été mené en garde à vue pour « menaces, outrage et rébellion », pour avoir répliqué sans doute un peu trop fort. Toujours à Bordeaux, une vieille dame aurait été verbalisée pour avoir descendu sa poubelle sans attestation dérogatoire de sortie ! Mieux vaut garder ses ordures chez soi...
* * *
PS : Et pendant ce temps-là, tandis que Cuba a envoyé un bon nombre de médecins en renfort en Italie, j’apprends par la presse que "Les USA [...] appellent les autres pays à refuser l’assistance médicale de Cuba ! Le tigre de papier tremble devant la vague de sympathie que suscite la solidarité médicale cubaine". Et aussi que des "paramilitaires armés jusqu’aux dents" s’entraînent en Colombie "pour attaquer le Venezuela", alléchés par la prime de "15 millions de dollars pour la tête du président Maduro" promise par Donald Trump. Que ne ferait-on pas pour déconsidérer des régimes qui n’obéissent pas au doigt et à l’œil aux USA : non contents de les affamer quasiment et de les étrangler financièrement et économiquement par un blocus infâme (qu’ils pratiquent aussi contre l’Iran) sur lequel l’Europe s’est alignée, l’impérialisme américain ferait mieux de s’occuper de ses oignons et d’empêcher le gouvernement brésilien d’anéantir la forêt amazonienne, poumon vert de la planète, et par voie de conséquence ses indigènes. Mais voilà, le Brésil s’est mis au garde-à-vous, lui ! Et ça nous rappelle la formule consacrée : « Un bon Indien est une Indien mort », déformation par le cinéma de la phrase exacte du général Sheridan : "The only good Indians I ever saw were dead" [Les seuls bons Indiens que j’ai vus étaient morts] !
C’était mon jour d’humeur noire !

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