vendredi 1 janvier 2010

1er janvier 2010 : De la fête


Il semble que Shakespeare se soit enfin aperçu que seules deux choses peuvent nous sauver : la mort et la force de l’âme.

(Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Shakespeare)

Me voici devant une nouvelle année, comme tout le monde, comme vous autres. Certes, je sais bien ce qu’a d’artificiel ce découpage annuel, et que pendant longtemps l’année n’a pas commencé le 1er janvier. Et d’ailleurs, sous d’autres cieux, ce n’est pas ce jour-là non plus actuellement. Pour moi, le 31 décembre a longtemps été un jour comme les autres, puis a pris un autre sens sauf pour une raison que j’expliciterai plus loin.

Ce 31 décembre, je l’ai donc passé, tout au moins en soirée, seul. Mes amis m’avaient fait savoir, quelque temps avant Noël, qu’ils n’étaient pas en état d’organiser quoi que ce soit. Et comme, de mon côté, j’étais fatigué de tous ces repas de fête (mais il y a de ma faute, avec toutes les invitations que j’ai données ou reçues en décembre, j’ai peut-être passé trois ou quatre repas seul pendant tout le mois !), j’ai préféré faire le mort, ne rien dire à personne, ni à mes enfants, ni à ma famille, ni à d’autres amis : ces derniers surtout, que j’ai vus ces jours-ci, m’auraient peut-être invité à partager leur soirée. Mais je ne souhaitais pas être accepté par pitié. Je ne désirais ni m’imposer, ni qu’on m’impose une invitation de dernière heure, où je sais - je me connais assez - que je n’aurais pas été le convive idéal.

Je n’oublie pas que le 31 décembre, c’était l’anniversaire de Claire, et je souhaitais, au fond, la retrouver dans l’intimité d’un repas léger (après mes carottes de Jardi’nature et du fromage, j’ai achevé le gâteau que j’avais fait la veille) et rapide, dans le silence aussi, propice au souvenir. Et bien sûr, j’ai pensé aux étudiant(e)s que nous avions reçu à cette occasion, en répondant aux sollicitations de la ville : Chinois, Togolais, Taïwanaise et d’autres dont j’ai oublié la nationalité, se sont succédés chez nous. Donc c’était aussi et d‘abord une soirée-souvenir.

Et la soirée pouvait-elle être plus belle que de la passer avec Charlot d’une part, dont Claire appréciait les films (La ruée vers l‘or puis Le Kid), et L’homme de chevet, qui me la rappelait de façon émouvante, d’autre part ? Le cinéma, la littérature, quoi de mieux ? L’opéra sans doute et s’il n’y avait pas eu Charlot, j’aurais regardé La flûte enchantée ou Pelléas et Mélisande… La chaleur humaine m’aura-t-elle manqué ? Peut-être, mais sous quelle forme ? En voyant Charlot, réveillé après son réveillon manqué, partir à la rencontre des autres, et regarder par la fenêtre du saloon la «fête», je n’ai pu m’empêcher de penser au côté factice de ces réjouissances obligatoires, non, décidément, ça n’est pas pour moi !

Sans doute, il y a beaucoup de gens qui se retrouvent seuls pendant ces moments-là. Et qui en souffrent. Mais pour moi qui ai tout, une famille et des amis aimants, qui ne manque de rien (au contraire, je croule sous les choses), je pense à ceux qui ont froid, qui ont faim, qui sont malades ou paralysés, qui sont sous les bombes ou dans des camps, derrière des murs et des barreaux, et je ne vais certainement pas m’apitoyer sur mon sort : qu’est-ce qu’être seul un soir du 31 décembre, à mon âge, en pleine possession des mes moyens physiques et intellectuels ?

Dans des films vus récemment, j’ai relevé deux phrases qui me concernaient particulièrement : «La vie est belle pour celui qui n’a pas peur», dit Calvero pour encourager Terry, dans Limelight (Les feux de la rampe) de Chaplin et «Il est difficile de renoncer à tout. Mais c’est le seul moyen d’obtenir tout», assure le maître d’école à Tommy dans Brigadoon, de Vincente Minnelli. Tiens, voilà aussi un film de fête, une comédie musicale qui fait rêver. Et pour moi, la fête, c’est le rêve. La réalité me paraît toujours bien médiocre à côté, je sors des fêtes avec la gueule de bois, même quand je n’ai pas bu. C’est qu’il faut retomber sur terre !

Voilà, je prends acte de ces deux phrases : je n’ai pas peur, y compris d’être seul. Et je renonce au maximum de choses et surtout à faire la soi-disant fête, car je sais qu’il y a pour moi plus de résultat positif dans un renoncement choisi intérieurement que dans l’acceptation imposée du dehors. On nous oblige à accepter tant de choses. Quelle liberté nous reste-t-il encore ?

Alors, je préfère avoir celle de regarder en face la mort et de garder la force de l’âme que signale Lampedusa chez Shakespeare, à propos du Roi Lear, et qui est aussi celle du Guépard
? Oui, je crois qu’accepter l’une (qui n’est d’ailleurs qu’accepter la vie sous sa forme ultime) et consolider l’autre (seul moyen de n’avoir pas peur et de se prêter avec joie au renoncement) seront les deux bases de ma philosophie à partir de maintenant. Beau vœu de Nouvel An, non ?

Et Claire m’y aura grandement aidé par le superbe accompagnement qu’elle m’a prodigué pendant sa dernière année.

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