Toute
la journée il avait vu des bourgeois se comporter comme des porcs,
jouir sans entraves d'un pays pour lequel ils ne combattraient
jamais.
(Jérémie
Guez, Le
dernier tigre rouge,
10-18/, 2014)
C'est
en janvier 1946 que débute ce roman terrible, par le départ de
troupes françaises vers l’Indochine. Cette dernière avait été
annexée par les Japonais pendant la guerre mondiale. Les
indépendantistes du Viet-Minh contestent dès lors la domination
française, alors que la France veut reprendre son « bien ». Un
navire part de Marseille pour emmener là-bas des soldats de la Légion étrangère.
Le corps d’armée est d'une composition très hétérogène, comme
l'a toujours été la Légion : des mercenaires de tous pays y
côtoient des résistants aux nazis (dont le héros, Charles Bareuil,
qui a combattu avec les Serbes et y a perdu sa jeune femme) aussi
bien que des mafieux corses, des Français collabos et des nazis
Allemands, venus se refaire une virginité ; donc des soldats
professionnels et aguerris aussi bien que des débutants qui ont
trouvé là un refuge et parfois une possibilité d'éviter la
prison.
Déjà
le voyage en mer, qui dure un mois, est une occasion pour ces hommes esseulés de se
connaître, de créer des liens, même entre anciens ennemis. Une
fois sur place, tous se rendent compte que la guerre va être longue
et meurtrière : "Tout
ce que je sais, c'est que ceux qui pensent qu'on gagnera facilement
se trompent",
dit l'un d'eux, qui connaît bien l'Indochine, et va d'ailleurs être
un des premiers à mourir.
Par ailleurs, Bareuil découvre qu'un « blanc » combat
avec le Viet-Minh : il s'agit de Joseph Botvinnik, un juif
français d'origine russe, dont toute la famille a été exterminée,
et qui a tiré comme leçon qu'il devait se battre pour une autre
cause ; d'une certaine manière, il se venge de la France, dont
les policiers ont cueilli sa famille pour l'envoyer à Auschwitz.
Tous deux
sont fascinés par le pays et n'ont aucun préjugé, au contraire de
beaucoup ; ils comprennent qu'on n'est pas chez nous ici :
"Leur
temps est différent, ce n'est pas le même que le nôtre, nous ne le
comprenons pas".
Bareuil n'a que mépris pour les colons, dont fort peu s'occupent
réellement de connaître les indigènes ou l'histoire du pays, mais
sont là pour les exploiter et faire du fric. Par ailleurs, alors que
le général Leclerc avait négocié avec Ho Chi Minh, en promettant
l'autonomie, le pays avait soif d'indépendance. Les Vietnamiens, qui
avaient lutté (sans la France) contre l'occupation japonaise,
avaient inventé leur propre stratégie de guérilla. Leclerc n’a
pas compris cette aspiration d'indépendance. Tout ça va se terminer
par la défaite et l'humiliation de Diên Biên Phu.
C'est
que l'armée française n'est pas chez elle, ici. Le Viet-Minh est
omniprésent sur le terrain, quoique souvent de façon fantomatique.
Et les paysans, contraints ou non, le soutiennent. Bareuil est
effrayé du comportement de son bataillon lors d'une opération de
ratissage dans un village : "On
vient chez eux, on fouille leurs maisons, on regarde leurs femmes et
on les soupçonne constamment. Eux nous invitent à manger alors
qu'ils n'ont rien et nous refusons leur hospitalité. On est en train
de les pousser dans les bras de l'ennemi, tu comprends ça ?"
Il sait pourtant qu'on ne peut guère tisser des liens d'amitié
avec la population, car c'est source de risques, tant pour les
villageois (soupçonnés alors de « collaboration ») que
pour l'armée française.
Bareuil, qui a eu à son arrivée à Saïgon un déboire avec la
femme, française, d'un administrateur, tombe pourtant amoureux d'une
vietnamienne, Hoa, qu'il ne peut fréquenter, clandestinement, que la
nuit. Sinon, dès qu'ils ont du temps « libre », les
militaires boivent beaucoup, fréquentent les bordels. Bien que
patriote, Hoa va fournir à Bareuil des renseignements qui éviteront
à son escouade d'être totalement décimée.
Le
roman s'étale donc sur huit années, les huit années de la guerre
coloniale qui sont parfaitement renseignées, sans que la
documentation de l'auteur pèse. Avec le recul d'aujourd'hui, il fait
un équilibre savant entre les deux factions : il nous fait
accepter
la manière souvent meurtrière de nos « ennemis ».
D'autant plus que les horreurs de l'armée française (utilisation,
bien avant les Américains, du napalm) ne sont pas masquées non
plus : aucun manichéisme ici. Finalement, Botvinnik (appelé
Ông
Cop, = le dernier tigre rouge, par son fidèle lieutenant Tran)
a-t-il
été un traître à son pays, parce qu'il est passé de l'autre
côté ? Pas aussi simple, la réalité est comme toujours plus
complexe, et ne demandons pas à l'auteur de simplifier. Ça se lit
d'une traite et, bien que paru dans la collection Grands
détectives
de 10/18, ça n'est pas un roman policier : tout au plus un
excellent suspense sur une époque relativement oubliée de notre
histoire, et qui n'avait pas laissé à ce jour de grand roman. Les
Français n'aiment pas se souvenir de leurs défaites !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire