dimanche 20 avril 2014

20 avril 2014 : Diên Biên Phu, il y a soixante ans


Toute la journée il avait vu des bourgeois se comporter comme des porcs, jouir sans entraves d'un pays pour lequel ils ne combattraient jamais.
(Jérémie Guez, Le dernier tigre rouge, 10-18/, 2014)


C'est en janvier 1946 que débute ce roman terrible, par le départ de troupes françaises vers l’Indochine. Cette dernière avait été annexée par les Japonais pendant la guerre mondiale. Les indépendantistes du Viet-Minh contestent dès lors la domination française, alors que la France veut reprendre son « bien ». Un navire part de Marseille pour emmener là-bas des soldats de la Légion étrangère. Le corps d’armée est d'une composition très hétérogène, comme l'a toujours été la Légion : des mercenaires de tous pays y côtoient des résistants aux nazis (dont le héros, Charles Bareuil, qui a combattu avec les Serbes et y a perdu sa jeune femme) aussi bien que des mafieux corses, des Français collabos et des nazis Allemands, venus se refaire une virginité ; donc des soldats professionnels et aguerris aussi bien que des débutants qui ont trouvé là un refuge et parfois une possibilité d'éviter la prison
Le dernier tigre rouge 
Déjà le voyage en mer, qui dure un mois, est une occasion pour ces hommes esseulés de se connaître, de créer des liens, même entre anciens ennemis. Une fois sur place, tous se rendent compte que la guerre va être longue et meurtrière : "Tout ce que je sais, c'est que ceux qui pensent qu'on gagnera facilement se trompent", dit l'un d'eux, qui connaît bien l'Indochine, et va d'ailleurs être un des premiers à mourir. Par ailleurs, Bareuil découvre qu'un « blanc » combat avec le Viet-Minh : il s'agit de Joseph Botvinnik, un juif français d'origine russe, dont toute la famille a été exterminée, et qui a tiré comme leçon qu'il devait se battre pour une autre cause ; d'une certaine manière, il se venge de la France, dont les policiers ont cueilli sa famille pour l'envoyer à Auschwitz. Tous deux sont fascinés par le pays et n'ont aucun préjugé, au contraire de beaucoup ; ils comprennent qu'on n'est pas chez nous ici : "Leur temps est différent, ce n'est pas le même que le nôtre, nous ne le comprenons pas". Bareuil n'a que mépris pour les colons, dont fort peu s'occupent réellement de connaître les indigènes ou l'histoire du pays, mais sont là pour les exploiter et faire du fric. Par ailleurs, alors que le général Leclerc avait négocié avec Ho Chi Minh, en promettant l'autonomie, le pays avait soif d'indépendance. Les Vietnamiens, qui avaient lutté (sans la France) contre l'occupation japonaise, avaient inventé leur propre stratégie de guérilla. Leclerc n’a pas compris cette aspiration d'indépendance. Tout ça va se terminer par la défaite et l'humiliation de Diên Biên Phu.
C'est que l'armée française n'est pas chez elle, ici. Le Viet-Minh est omniprésent sur le terrain, quoique souvent de façon fantomatique. Et les paysans, contraints ou non, le soutiennent. Bareuil est effrayé du comportement de son bataillon lors d'une opération de ratissage dans un village : "On vient chez eux, on fouille leurs maisons, on regarde leurs femmes et on les soupçonne constamment. Eux nous invitent à manger alors qu'ils n'ont rien et nous refusons leur hospitalité. On est en train de les pousser dans les bras de l'ennemi, tu comprends ça ?" Il sait pourtant qu'on ne peut guère tisser des liens d'amitié avec la population, car c'est source de risques, tant pour les villageois (soupçonnés alors de « collaboration ») que pour l'armée française. Bareuil, qui a eu à son arrivée à Saïgon un déboire avec la femme, française, d'un administrateur, tombe pourtant amoureux d'une vietnamienne, Hoa, qu'il ne peut fréquenter, clandestinement, que la nuit. Sinon, dès qu'ils ont du temps « libre », les militaires boivent beaucoup, fréquentent les bordels. Bien que patriote, Hoa va fournir à Bareuil des renseignements qui éviteront à son escouade d'être totalement décimée.
Le roman s'étale donc sur huit années, les huit années de la guerre coloniale qui sont parfaitement renseignées, sans que la documentation de l'auteur pèse. Avec le recul d'aujourd'hui, il fait un équilibre savant entre les deux factions : il nous fait accepter la manière souvent meurtrière de nos « ennemis ». D'autant plus que les horreurs de l'armée française (utilisation, bien avant les Américains, du napalm) ne sont pas masquées non plus : aucun manichéisme ici. Finalement, Botvinnik (appelé Ông Cop, = le dernier tigre rouge, par son fidèle lieutenant Tran) a-t-il été un traître à son pays, parce qu'il est passé de l'autre côté ? Pas aussi simple, la réalité est comme toujours plus complexe, et ne demandons pas à l'auteur de simplifier. Ça se lit d'une traite et, bien que paru dans la collection Grands détectives de 10/18, ça n'est pas un roman policier : tout au plus un excellent suspense sur une époque relativement oubliée de notre histoire, et qui n'avait pas laissé à ce jour de grand roman. Les Français n'aiment pas se souvenir de leurs défaites !

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