On
ne peut regarder un homme sans voir l’humanité entière.
L’injustice dont est accablé un seul ne peut que frapper les
autres.
(Colum
McCann, Transatlantic,
trad. Jean-Luc Piningre, Belfond, 2013)
Décidément,
j'enrichis ma culture cinématographique de films qui sortent
terriblement de l'ordinaire. Voici qu'après le très bon De
toutes nos forces, que j'aurais pu ajouter à mon « post »
sur les âmes nues, film qui raconte les efforts d'un père (Jacques
Gamblin) et de son fils lourdement handicapé (le jeune acteur l'est
réellement) pour se retrouver et s'aimer par-delà leurs divergences dans un
défi colossal, un autre film sur un handicapé nous a été montré
dans le cadre du Festival Cinémarges de Bordeaux. Ce film
allemand a été présenté en première en France et, à mon avis,
il ne sortira pas de sitôt.
One
zero one
(101), sous-titré Die
Geschichte von [L'histoire de] Cybersissy und
BayBjane,
est un film proche du documentaire, un « documentale »,
nous a dit le réalisateur, présent, c'est-à-dire un
document-conte. Cybersissy et BayBjane sont deux artistes du
spectacle. Ils se travestissent en drag-queens complètement
déjantées, hypermaquillés, costumés, et perruqués par Antoine
(Cybersissy), qui a trouvé l'art comme seul moyen d'échapper à
l'étouffement religieux et à l'homophobie de sa mère et de la
société (« quand t'es pédé, » dit-il, « t'es
plus considéré comme un être humain, mais seulement comme un
sexe ») : il peint aussi et fait de la céramique. Ils
participent ensemble à des spectacles dans les boîtes de nuit et cabarets
allemands, mais aussi à Ibiza ou New York. Antoine est énorme,
ventripotent, mais une fois maquillé et perruqué, il compose un
personnage imposant, extravagant et absolument magnifique. On le dirait tout
droit sorti d'un opéra de Lully ! BayBjane (Mourad) est
d'origine marocaine, victime d'une maladie génétique, il est resté
presque nain, les mains déformées, les hanches fragiles. Mais il a
une présence étonnante, est très demandé sur les scènes, car les
gens ont envie de voir quelque chose d'exceptionnel et son charisme fait le reste.
Et
ce qui est singulier ici chez Mourad, c'est sa démarche, son humour, son âme
qui apparaît comme nue (un des autres artistes, un danseur
contorsionniste, avec qui il monte un spectacle en duo, dit de lui
qu'il a le cœur pur), sa manière de transcender par l'art son
handicap de naissance. Comme Mourad le dit lui-même (je cite de
mémoire), « le fait d'avoir été toujours hors norme m'a permis d'être
à l'écart des cons. » C'est-à-dire des normaux, de ceux qui
veulent tout normaliser – en particulier certains médecins, qui
voyaient en lui un cas d'école, et qui étaient prêts à tenter des
opérations risquées pour voir ce que ça donnerait –, Mourad a préféré
faire de son anomalie un atout. Il a eu surtout la chance de
rencontrer Antoine, qui l'a pris sous son aile et lui a permis de
fabriquer son personnage d'artiste. Antoine, de son côté, est lui aussi hors
normes : il est homosexuel, et obèse. Mais on sent chez lui une
capacité d'amour que n'ont pas bien des gens normaux. Qui, chez ces derniers,
s'intéresse aux handicapés au point de leur offrir autre chose
qu'une vie en maison spécialisée ?
Oui,
l'art, la culture, voilà ce qui peut sauver le monde. Mourad parle un
allemand très pur (autant qu'il m'a semblé), il parle anglais
aussi, et arabe bien sûr. Il a une extraordinaire empathie vers ceux
qui sont différents, comme si sa différence le conduisait à
comprendre mieux les autres. Henry Fielding, dans Histoire
de Tom Jones, enfant trouvé (trad.
Francis Ledoux, Gallimard, Folio, 1990), écrit que "Les
femmes, soit dit à leur honneur, sont en général plus que les
hommes capables de cet amour violent et en apparence désintéressé
qui ne cherche que le bonheur de celui qui en est l'objet" ;
je ne sais pas si c'est vrai, peut-être. Mais l'on voit ici que les
handicapés, ou les « anormaux » en sont capables aussi.
J'ai
forcément pensé en voyant cet excellent film (visuellement très
beau, avec une somptueuse bande sonore) au fameux Freaks
de Tod Browning (1932), un des plus beaux films du monde, et qui se
passe dans les milieux du cirque, où se produisaient à l'époque
des « monstres » : nains et lilliputiens, sœurs siamoises,
homme-tronc, homme-serpent (sans bras ni jambes), femme à barbe, hermaphrodite, manchots, etc.
Pareillement, Browning nous forçait à voir les belles âmes dissimulées
sous les difformités, et nous faisait comprendre que les
« normaux » sont souvent moqueurs, méchants, sordides. Car sous la beauté peut se
cacher la monstruosité. C'est un film qu'on ne pourrait plus tourner aujourd'hui, car avec le « politiquement correct », tous ces « anormaux » sont exclus des spectacles : on ne doit pas se moquer d'eux, non mais !
Si one zero one pouvait changer notre regard sur tous les « différents »
qu'il y a autour de nous, et ils sont si nombreux (homos et handicapés,
comme dans le film, mais aussi SDF, sans-papiers, roms, immigrés de
toute sorte, personnes très âgées comme dans le film
Gerontophilia,
dont je parlais avant-hier), je crois que le monde se porterait
mieux, et que le vivre ensemble (l'humain d'abord, que prônait Mélenchon) y gagnerait. Oui, c'est une chance
que nous soyons tous si différents, et il y a de la place pour tous dans notre monde.
Mais
est-ce ce que la majorité souhaite ? J'en doute, au vu du
résultat des dernières élections.
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