la
capacité d'accueillir tient d'une certaine plasticité chez des
personnes qui savent traiter avec elles-mêmes, qui sont plus libres
et ont un bon rapport avec leur société intérieure.
(Jacques
Derrida, Une
hospitalité à l'infini,
in Autour
de Jacques Derrida : de l'hospitalité, manifeste,
La passe du vent, 23001)
Plus
j'avance en âge, plus je suis persuadé que ce qui est important
dans l'amour, c'est, plus que le dénudement des corps, celui des
âmes. Tolstoï l'a admirablement montré dans plusieurs de ses
romans et nouvelles. Il n'y a pas d'amour profond tant que les âmes
ne se sont pas mises à nu. Deux films qui viennent de sortir nous le
montrent aussi. Certes, ce sont des films spéciaux qui n'auront
qu'un public restreint, puisqu'il s'agit d'amours masculines. Mais
peut-être aussi, le dévoilement est plus net que dans un amour
ordinaire.
Prenons
par exemple Eastern
boys,
de Robin Campillo, que j'avais vu en avant-première à Venise. C'est
un film noir, un thriller que Hitchcock n'aurait pas renié. Un film
français admirablement maîtrisé, un de mes chocs de Venise.
L'intrigue est simple. Un homme, Daniel, qui commence à prendre de
la bouteille (une bonne cinquantaine) lève Gare du Nord à Paris un
jeune prostitué, Marek, venant d'Europe de l'est et lui donne
rendez-vous chez lui pour le lendemain. Il habite dans la proche
banlieue, près de la Porte de Montreuil, dans une tour, un
appartement en hauteur, vaste et lumineux, d'où il a une belle vue
sur Paris. Il gagne, semble-t-il, bien sa vie, mais nous ne saurons
pas grand-chose de lui. Sans méfiance, il ouvre de chez lui la porte
d'entrée extérieure, puis quand on sonne à sa porte, sa propre
porte d'entrée. Au lieu du jeune homme attendu, c'est tout un groupe
qui s'infiltre et qui, en l'espace d'une heure, enlève tous les
objets précieux sans que l'homme proteste. Scène assez terrifiante,
mais bien connue des victimes d'agression : on reste muet et
inerte, devant l'inattendu. Par la suite, dans son appartement vidé
(et peut-être Daniel se trouve heureux de ne plus avoir tous ces
objets ?), Marek réapparaît, et ils vont avoir des relations
tarifées. Peu à peu, pourtant, un autre sentiment apparaît chez
Daniel, qui envisage jusqu'à adopter Marek, pour lui permettre de
rester en France, pendant que la bande-maffia essaie de retirer Marek
de cette liaison jugée inopportune, car non voulue par le chef. La
dernière partie du film montre Daniel à la fois prévenant la
police de la séquestration de Marek, et se décidant à agir pour le
sauver. La naissance de l'amour chez Daniel, qui va se muer en amour
paternel, sans plus question de sexe, est vue avec une intensité
magnifique : on sent chez lui la « capacité d'accueil »
dont parle Derrida, et une mise à nu de sa vie intérieure. Un film
dérangeant (car sous un certain angle, il apporte de l'eau au moulin
des intégristes et des frontistes), mais superbe. Les acteurs sont
magistraux, les jeunes venant de l'est étant non-professionnels,
mais issus d'un casting sauvage du réalisateur.
Autre
film dérangeant, à plus d'un titre, mais tout aussi superbe :
la canadien Gerontophilia,
de Bruce La Bruce. Là, il s'agit d'un tout jeune homme qui, engagé
dans un une maison de retraite, se lie d'amitié et plus avec un
octogénaire, de surcroît noir ! C'est dire qu'ici on brasse à
la fois le racisme ordinaire, mais aussi celui des différences
d'âge, sans oublier l'homosexualité. Comme lui dit la petite amie, Lake (le héros), c'est une position vraiment révolutionnaire d'aimer un vieux, au point de le sortir de l'asile
et de l'emmener voir l'Océan Pacifique, vieux désir de Melvyn. Ils
n'arriveront pas au bout, mais entretemps, ils mettront leur âme à
nu et Lake aura découvert l'amour. Je n'ai pas vu les autres films,
paraît-il sulfureux, de ce réalisateur, mais celui-ci est, comme
Eastern
boys,
parfaitement maîtrisé : images, mise en espace, jeu des
interprètes, rien à redire.
Ça
fait du bien d'être un peu dérangé dans son confort intellectuel
plein de clichés et d'idées reçues, de temps en temps.
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