mardi 15 avril 2014

15 avril 2014 : l'être humain, cette énigme


22 mars 1998 : L'être humain est d'une complexité insondable, et c'est en cela qu'il est passionnant. Nous cherchons à le connaître, mais ce besoin de connaissance est toujours mis en échec. Pour chacun, l'autre est une énigme.
(Charles Juliet, Apaisement : Journal VII, 1997-2003, POL, 2013)

Le printemps est enfin arrivé : quel bonheur d'arpenter les quais, les pistes cyclables, avec bras et jambes nus. Chaque année, l'hiver me semble plus long. Alors même qu'il est nettement moins rude que les hivers de mon enfance... Si je ne sortais pas de chez moi, je ne m'apercevrais de son existence que par la pâle lueur et la faible longueur du jour, tant on vit aujourd'hui dans un confort intérieur que je ne connaissais pas alors. 
Quand j'étais petit, seule la cuisine était chauffée, par une cuisinière à bois. Aussi est-ce là que nous vivions, que nous faisions une rapide toilette (le bain une fois par semaine le samedi, dans une baignoire en métal placée à deux pas de la cuisinière, et qu'on garnissait d'eau chauffée par la cuisinière), que nous nous habillions, que nous faisions nos devoirs et apprenions nos leçons sous l'aile de maman, tandis que ma grand-mère préparait le repas et s'affairait auprès de la cuisinière ; c'était là que nous mettions la table (il y avait un tour, pour que tous les enfants y participent), que nous mangions, puis que nous faisions la vaisselle (à tour de rôle aussi, par équipe de deux, l'un lavait, l'autre essuyait), que nous jouions en hiver aux jeux de société après le repas, à moins que mamie ne nous fasse une lecture, ne nous récite un poème (elle n'avait rien oublié de son école primaire d'avant la guerre de 14), ou ne chante une chanson, et hop, vers 8 h, nous montions nous coucher. Bien sûr, les chambres étaient glacées. Aussi, une demi-heure avant, maman ou mamie avaient glissé dans chaque lit des briques chauffées dans le four et entourées d'un tissu épais. Inutile de dire qu'on ne s'attardait pas pour lire ou autre chose, il faisait trop froid ! D'ailleurs, on n'avait pas de livres, denrée rare à l'époque...
Bref, c'était un autre temps, qui paraîtrait moyenâgeux à beaucoup, surtout si j'ajoute que nous n'avions pas l'eau courante, et qu'il fallait aller remplir les seaux à la pompe publique, à cent cinquante mètres de chez nous. Nous y accompagnons notre grand-mère, mon frère aîné et moi, puis par la suite, mon frère cadet et ma sœur se sont joints à nous. On peut dire que quand nous avons eu connaissance des Misérables et de l'histoire de Cosette condamnée à aller chercher de l'eau à la fontaine par les affreux Thénardier, ça nous a parlé tout de suite. Un siècle pourtant avait passé depuis Victor Hugo. Mais l'adduction d'eau n'est arrivée au village que dans les années 60, après notre départ.
Maintenant, je suis vieux, j'ai largement dépassé l'âge de ma grand-mère quand j'étais petit (et Dieu sait si je trouvais qu'elle était vieille ! mais je l'aimais comme ça, c'est peut-être à l'origine de ma gérontophilie !), et l'hiver me pèse plus par son manque de luminosité que par le froid, de plus en plus rare (nous n'avons pas dû avoir plus de douze gelées à Bordeaux cet hiver). Aussi, pour moi, le printemps, c'est la joie, c'est la bonne humeur retrouvée, les bourgeons, les feuilles, les fleurs, le gai soleil plus haut dans le ciel et l'envie de m'épanouir à l'extérieur... L'an dernier, j'avais passé le mois de février sur l'océan, sous les Tropiques, et l'hiver ne m'avait pas pesé autant. Ce devrait être le cas l'an prochain, où mon départ est annoncé pour le 22 janvier. Pour tout dire, l'hiver m'a coupé le sifflet, ça fait bien quatre mois que je n'ai pas écrit un poème. En écrirai-je encore ??? Mystère.
Comme l'écrit Charles Juliet, l'être humain est une énigme. Pour les autres sans doute, mais je dirais même une énigme pour soi-même en premier lieu. On se surprend à faire des choses inattendues, à avoir des pensées incroyables. Ma propre énigme, c'est d'être resté fidèle à mes idéaux de jeunesse (égalité, fraternité), à ne pas être devenu conservateur en vieillissant – au contraire, je suis plus rebelle et révolté que jamais quand je vois notre monde. Par moment, je me dis qu'il vaudrait mieux fermer les yeux. Dieu merci, je ne vivrai plus assez longtemps pour pénétrer dans le monde de robots (dernière invention : les « Google glasses ») qu'on nous prépare. Et je n'ai, comme Claire, aucune envie d'acharnement thérapeutique ou de longévité artificielle. On doit bien s'arrêter un moment, non. Déjà, je sais que mon voyage de janvier 2015 sera le dernier sur la mer. J'ai renoncé à beaucoup de choses, je vis dans le calme, dans une simple sobriété, dans l'amitié et, je l'espère, dans le don. J'apprécie le temps qui passe et l'instant présent, je n'ai aucun regret, je me sens bien accompagné, je suis encore capable de m'émerveiller devant une œuvre d'art, un poème, un film, un paysage ou un être humain de rencontre. Le jour où je n'aurai plus envie de bouger et de contempler des paysages ou des pays, de faire des rencontres humaines, artistiques, littéraires, de me donner, je serai bon pour les croque-morts.
Ce moment n'est pas encore venu, même si parfois, j'entends au creux de mon oreille une petite voix qui me chuchote : « Il est temps de partir ! » 

pâquerettes dans le parc en bas de chez moi

 

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