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mars 1998 : L'être humain est d'une complexité insondable,
et c'est en cela qu'il est passionnant. Nous cherchons à le
connaître, mais ce besoin de connaissance est toujours mis en échec.
Pour chacun, l'autre est une énigme.
(Charles
Juliet, Apaisement : Journal VII, 1997-2003, POL, 2013)
Le
printemps est enfin arrivé : quel bonheur d'arpenter les quais,
les pistes cyclables, avec bras et jambes nus. Chaque année,
l'hiver me semble plus long. Alors même qu'il est nettement moins
rude que les hivers de mon enfance... Si je ne sortais pas de chez
moi, je ne m'apercevrais de son existence que par la pâle lueur et
la faible longueur du jour, tant on vit aujourd'hui dans un confort
intérieur que je ne connaissais pas alors.
Quand j'étais petit, seule la cuisine était
chauffée, par une cuisinière à bois. Aussi est-ce là que nous
vivions, que nous faisions une rapide toilette (le bain une fois par
semaine le samedi, dans une baignoire en métal placée à deux pas
de la cuisinière, et qu'on garnissait d'eau chauffée par la
cuisinière), que nous nous habillions, que nous faisions nos devoirs
et apprenions nos leçons sous l'aile de maman, tandis que ma
grand-mère préparait le repas et s'affairait auprès de la
cuisinière ; c'était là que nous mettions la table (il y
avait un tour, pour que tous les enfants y participent), que nous
mangions, puis que nous faisions la vaisselle (à tour de rôle
aussi, par équipe de deux, l'un lavait, l'autre essuyait), que nous jouions en hiver aux
jeux de société après le repas, à moins que mamie ne nous fasse
une lecture, ne nous récite un poème (elle n'avait rien oublié de
son école primaire d'avant la guerre de 14), ou ne chante une
chanson, et hop, vers 8 h, nous montions nous coucher. Bien sûr, les
chambres étaient glacées. Aussi, une demi-heure avant, maman ou
mamie avaient glissé dans chaque lit des briques chauffées dans le
four et entourées d'un tissu épais. Inutile de dire qu'on ne
s'attardait pas pour lire ou autre chose, il faisait trop froid !
D'ailleurs, on n'avait pas de livres, denrée rare à l'époque...
Bref,
c'était un autre temps, qui paraîtrait moyenâgeux à beaucoup,
surtout si j'ajoute que nous n'avions pas l'eau courante, et qu'il
fallait aller remplir les seaux à la pompe publique, à cent
cinquante mètres de chez nous. Nous y accompagnons notre grand-mère,
mon frère aîné et moi, puis par la suite, mon frère cadet et ma
sœur se sont joints à nous. On peut dire que quand nous avons eu connaissance des
Misérables et de l'histoire de Cosette condamnée à aller
chercher de l'eau à la fontaine par les affreux Thénardier, ça
nous a parlé tout de suite. Un siècle pourtant avait passé depuis Victor Hugo.
Mais l'adduction d'eau n'est arrivée au village que dans les années
60, après notre départ.
Maintenant,
je suis vieux, j'ai largement dépassé l'âge de ma
grand-mère quand j'étais petit (et Dieu sait si je trouvais qu'elle était vieille ! mais je l'aimais comme ça, c'est peut-être à l'origine de ma gérontophilie !), et l'hiver me pèse plus par son
manque de luminosité que par le froid, de plus en plus rare (nous
n'avons pas dû avoir plus de douze gelées à Bordeaux cet hiver).
Aussi, pour moi, le printemps, c'est la joie, c'est la bonne humeur
retrouvée, les bourgeons, les feuilles, les fleurs, le gai soleil
plus haut dans le ciel et l'envie de m'épanouir à l'extérieur...
L'an dernier, j'avais passé le mois de février sur l'océan, sous
les Tropiques, et l'hiver ne m'avait pas pesé autant. Ce devrait
être le cas l'an prochain, où mon départ est annoncé pour le 22
janvier. Pour tout dire, l'hiver m'a coupé le sifflet, ça fait bien
quatre mois que je n'ai pas écrit un poème. En écrirai-je
encore ??? Mystère.
Comme
l'écrit Charles Juliet, l'être humain est une énigme. Pour les autres sans doute, mais je dirais
même une énigme pour soi-même en premier lieu. On se surprend à
faire des choses inattendues, à avoir des pensées incroyables. Ma
propre énigme, c'est d'être resté fidèle à mes idéaux de
jeunesse (égalité, fraternité), à ne pas être devenu
conservateur en vieillissant – au contraire, je suis plus rebelle
et révolté que jamais quand je vois notre monde. Par moment, je me
dis qu'il vaudrait mieux fermer les yeux. Dieu merci, je ne vivrai
plus assez longtemps pour pénétrer dans le monde de robots
(dernière invention : les « Google glasses ») qu'on
nous prépare. Et je n'ai, comme Claire, aucune envie d'acharnement
thérapeutique ou de longévité artificielle. On doit bien s'arrêter
un moment, non. Déjà, je sais que mon voyage de janvier 2015 sera le
dernier sur la mer. J'ai renoncé à beaucoup de choses, je vis dans
le calme, dans une simple sobriété, dans l'amitié et, je l'espère, dans le don. J'apprécie
le temps qui passe et l'instant présent, je n'ai aucun regret, je me
sens bien accompagné, je suis encore capable de m'émerveiller
devant une œuvre d'art, un poème, un film, un paysage ou un être
humain de rencontre. Le jour où je n'aurai plus envie de bouger et de contempler des paysages ou des pays, de
faire des rencontres humaines, artistiques, littéraires, de me
donner, je serai bon pour les croque-morts.
Ce
moment n'est pas encore venu, même si parfois, j'entends au creux de
mon oreille une petite voix qui me chuchote : « Il est
temps de partir ! »
pâquerettes dans le parc en bas de chez moi
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