Quoi
de plus absurde : ce que la vie fait des hommes ? Ou ce que
les hommes font de la vie ?
(Pierre
Véry, La révolte des pères Noël,
Éd.
Du Masque, 1998)
L'avantage
d'être dans un milieu exclusivement masculin – un cargo, par
exemple – c'est qu'on pense beaucoup aux femmes (qui nous manquent)
et au sort souvent terrible qui est le leur. Et je ne pense pas
seulement aux femmes de marins, privées de leurs hommes pendant une
assez longue durée, mais à la situation de la femme en général.
Comme je lisais énormément de femmes écrivains pendant mon voyage,
dont plusieurs se sont préoccupées du sort qui leur était fait
(George Sand, Virginia Woolf, Annie Ernaux, par exemple), j'étais en
quelque sorte dans le bain. Et voilà qu'un livre et un film
illustrent assez bien le désastre qui peut être le leur.
Filles
de la pluie : scènes de la vie ouessantine,
que m'a offert mon amie C., et que j'ai immédiatement lu, a obtenu
le prix Goncourt en 1912. Ça semble bien être la seule chance de
survie de son auteur, le modeste André Savignon. C'est en effet une
suite de nouvelles, dont seule la première (Barba
la
conteuse)
est assez longue, qui retrace quelques tranches de vie de femmes sur
l'île d'Ouessant au tournant du siècle. Ces femmes, largement
privées d'hommes – ceux-ci sont pêcheurs ou marins de commerce et
longuement absents – ont gagné une réputation de femmes faciles
(d'où le mot filles
dans le titre), que
l'installation vers 1904 d'un cantonnement de militaires coloniaux
(les marsouins) va accentuer. L'auteur met en scène ses personnages
dans cet environnement venteux et pluvieux, isolé, où il n'est
certes pas facile pour les femmes seules de se faire respecter. Ce
sont des femmes très pauvres, simples, en relation directe avec la
vie comme avec la mort :"Portée
vers le merveilleux comme tous les simples, l'image de la mort
l'attirait et elle vivait en familiarité avec elle dans une sorte de
délectation quiète et pieuse",
nous dit l'auteur de l'une d'entre elles.
On
est ici en plein naturalisme (d'où le prix accordé, alors que La
guerre des boutons,
par exemple, sorti la même année, était quand même d'une autre
trempe littéraire), avec son lot d'exagérations destinées à faire
frissonner le bourgeois, et je ne suis pas sûr que les descriptions
de l'auteur reflètent la réalité, sinon celle vue par un citadin
du continent.
Dans
Refugiado, film argentin de Diego Lerman que je suis allé voir hier,
c'est l'univers de la femme battue qui est décrit avec une grande
acuité. Le tout vu par les yeux du fils de l'héroïne, Matías,
dit Mati. Au début du film, il est dans une fête d'anniversaire, où
il joue avec les autres. Mais quand il s'agit de rentrer, la mère
n'est pas là, et ne répond pas au téléphone. L'animatrice
raccompagne l'enfant chez lui, et on découvre sa mère, Laura, au
sol, incapable de bouger. Elle a été rouée de coups par son mari,
alors même qu'elle est enceinte. On croit comprendre qu'il est d'une
jalousie morbide. À partir de là, dépôt de plainte à la police,
vérification de l'état de santé à l'hôpital, puis envoi de la
mère et de l'enfant dans un refuge pour femmes battues. Mati
évidemment ne comprend pas bien pourquoi le père n'est plus là. Il
est insouciant comme tous les petits de sept ans et plus dans
l'univers du jeu qu'il pratique des heures durant avec la petite
Nelly, qui habite aussi au refuge avec sa mère. Laura souffre
terriblement de la séparation, et de la perte de l'amour. Elle
comprend toutefois que son mari est « dangereux », et
que, pour le bien de Mati comme du bébé à naître, la fuite est,
hélas, la meilleure solution.Refugiado est un très beau film, tout en nuances, où les personnages sont serrés
de près, tout étant vu par les yeux de Mati, et de ce qu'il peut
comprendre.
Oui, "est-ce
ainsi que les hommes vivent ?"
chantait Aragon. Et ce sont eux, les mâles, qui imposent les
règles ; ce qui rend difficile aux femmes de se forger une
identité
"selon le seul
modèle" [...] accordé par les
hommes. Un schéma masculin selon laquelle féminin donné pour raté,
raturé, figure l’absence sur laquelle l’univers masculin, seul
valide, est fondé" (Viviane Forrester, dans Mes
passions de toujours).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire