mercredi 17 mars 2010

17 mars 2010 : l'arbre et la forêt

Lois de l‘imitation ; je les appelle lois de la peur. On a peur de se trouver seul ; et l‘on ne se trouve pas du tout.
(André Gide, L‘immoraliste)



          Il y a longtemps que je voulais écrire quelques mots sur ce thème : la honte. Peut-être l’ai-je touché à l’occasion déjà dans mon blog. Mais l’occasion m’en est donnée par une lecture récente : Sur cet instant fragile… Carnets, janvier-août 2004, de Didier Eribon, et un film qui vient de sortir, et que je me suis dépêché d‘aller voir avant qu‘il ne quitte l‘affiche : L’arbre et la forêt, d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau. Peut-être mon séjour en Guadeloupe a-t-il aussi réactivé ce sentiment que j’ai éprouvé à plusieurs reprises dans ma vie. En effet, si le livre et le film traitent de la honte, en partant de l’homosexualité, ou pourrait tout aussi bien explorer le thème à partir des différences de classe sociale ou des différences raciales.

         Je crois avoir découvert la honte pour la première fois quand j’avais sept ou huit ans, et que l’instituteur du village a rapporté aux parents venus chercher leur progéniture une phrase par laquelle j’avais terminé une rédaction, phrase qui était sans doute ridicule, mais rétrospectivement, je suis choqué de l’abus de pouvoir du maître qui a choisi alors de me ridiculiser devant tout le village. Oui, la honte vient de là, de l’abus de pouvoir, et j’en reviens à ce que je disais dans ma page sur la votation. Cet abus de pouvoir qui se manifeste aisément dans le refus de la différence, en rabaissant l’autre, en le ridiculisant. Fort heureusement, je ne me suis pas laissé envahir par ce sentiment qui n’est resté que passager. Mais j’ai compris déjà, dès ce très jeune âge, que si l’on ne voulait pas provoquer la honte chez l’autre, il fallait faire le choix de la générosité.

         Didier Eribon ne dit pas autre chose, lui qui a été contraint d’être un militant homosexuel, tout simplement pour être accepté en tant que tel : « Quel bel idéal régulateur pour une éthique et une politique démocratique : le principe de générosité. L‘accueil de la multiplicité, des différences. » Et le film, qui débute en 1999 et se déroule dans la campagne française, nous montre un vieil homme (Guy Marchand) au comportement bizarre : son fils aîné meurt, il disparaît et n’assiste pas à l’enterrement. Quand il rentre, engueulé par son autre fils (très rigide), il se réfugie dans la contemplation des arbres qu’il a plantés et dans l’écoute des opéras de Wagner. Sa femme (excellente Françoise Fabian) le défend comme elle peut. Sa belle-fille aussi (Catherine Mouchet, à l’ironie mordante), qui avoue qu’elle l’aime plus qu’elle n’a jamais aimé son mari, dont elle a d’ailleurs divorcé. La petite-fille et son fiancé comptent les points, avec délicatesse. On va apprendre que le vieillard n’en peut plus de garder son secret. Il a fait croire qu’il avait été déporté pour raisons politiques, alors qu’en fait il avait été emprisonné par les nazis pour homosexualité. Arrêté par la police française et remis aux Allemands. Eh oui, il n’y a pas eu que les Juifs ou les gitans (deux autres films viennent de sortir là-dessus, à voir certainement aussi). Mais on n’a pas beaucoup parlé de la déportation homosexuelle. La honte est en effet venue se greffer là-dessus. Mais se taire, est-ce une solution ? En parler ne fut pas mieux pour le vieil homme, car il avait fait l’aveu à son fils aîné, et celui-ci l’a non seulement haï, mais lui a interdit d’en parler à qui que ce soit. Et le jour de l’enterrement, Frédéric était parti en Alsace pour essayer de se faire reconnaître comme déporté : mais quand il en donne la raison, la fonctionnaire lui répond qu’elle ne peut pas, il n’y a pas, dans le dossier, de case "homosexuel" à cocher.



         Ainsi donc le surgissement de la vérité ne résoud rien. Car les conséquences sont alourdies par le poids de la honte, justement. Il y a les non-dits, la souffrance (celle de la femme aussi, mais qui a accepté la situation, par amour malgré tout, par générosité). Didier Eribon le souligne : « N‘y avait-il pas conflit, pour tous ceux qui durent cacher aux autres et souvent se taire à eux-mêmes leurs désirs, leurs émotions, leurs fantasmes… entre ce qu‘ils éprouvaient, ce qu‘ils étaient, et les structures hétérosexuelles de la famille, du monde social dans lequel ils devaient vivre, la violence omniprésente de la normalité ? » Oui, il y a une violence de la société qu'on mesure mal.

         Je peux avouer maintenant que j’ai eu un peu honte de ma famille, dans laquelle je n’ai jamais fait venir un copain quand j’étais adolescent. Le seul qui est venu, Claude G., venait en fait en amoureux transi de l’aînée de mes sœurs, qu’il se contentait de contempler sans lui dire un mot avant de repartir (il faisait le trajet à vélo, en plein hiver !). Il m’a fallu devenir adulte, être à deux doigts de la mort, pour me rendre compte de l’absurdité de mon comportement. Je venais du prolétariat, je me voulais prolétaire, je détestais la bourgeoisie (mais il m‘a fallu le voyage au Maroc dans la famille de mon amie d'alors pour découvrir à quel point la bourgeoisie pouvait être haïssable encore plus que je le croyais, le nœud de vipères, comme disait Mauriac), et cependant j’avais honte de mes parents ! J’ai fort heureusement changé.

        Et, pour en revenir à la Guadeloupe (une prochaine page uniquement consacrée à la Guadeloupe bientôt), j’avais été frappé, lors de mon séjour de 1981 à 1984, par le fait que certains Guadeloupéens semblaient avoir honte de leur couleur de peau. Eh oui, dans un monde dominé par les blancs, ce n’est pas facile d’être noir. De plus, le souvenir de l’esclavage, et de la honte qui s’y rattache, était toujours présent. Comme l’a écrit Tocqueville (dans De la démocratie en Amérique), « le souvenir de l’esclavage déshonore la race et la race perpétue le souvenir de l’esclavage. » Quand on a saisi ça, on comprend mieux. Et il n’est pas si facile d’en sortir. Dans son très beau livre, La tache, Philip Roth écrit : « Chaque fois qu’on a affaire à un Blanc, il a beau avoir les meilleurs intentions du monde, il tient notre infériorité intellectuelle pour acquise. D’une façon ou d’une autre, du moins par l’expression de son visage, le son de sa voix, son agacement et même le contraire, c’est-à-dire sa patience, ses prodigieux efforts d’humanité, il vous parle toujours comme si vous étiez un demeuré, il est toujours ébahi que vous ne le soyez pas. » Ainsi, il n’est pas déshonorant d’être noir, mais le déshonneur de l’esclavage perdure dans le temps.



          De la même façon, il n’est pas déshonorant d’être fils de prolétaire et d’aller à l’université (nous étions rares alors), mais de se sentir dominé par les descendants de la bourgeoisie m’a toujours mis mal à l’aise, quand j’ai été amené à fréquenter les "gens" hauts placés qui, eux, savaient manger et boire, pratiquer l’humour et le mépris, le ski, la voile et le tennis, connaissaient la musique classique et les musées, avaient beaucoup voyagé, et me faisaient comprendre à quel point j’étais un minus. Et j’ai souvent eu honte. Il n’est pas non plus déshonorant d’être homosexuel, mais il y a le regard de l’autre. Et on s’aperçoit qu’on est toujours dans des relations dominant/dominé (bourgeois/prolétaire, blanc/noir, hétérosexuel/homosexuel, sans parler du cumul homme/femme), et que ce type de relation produit, à un moment ou à un autre, la honte. Il suffit, peut-être, d’être soi-même, de ne pas laisser agir les lois de l'imitation et de la peur dont parle Gide, et la honte disparaît.

         On a honte aussi d’aimer bien plus jeune que soi ; mon cher Romain Rolland l’a bien exposé dans Jean-Christophe, La nouvelle journée : « Un vieux cœur qui s‘éprend d‘un jeune être éprouve une pudeur à lui témoigner le besoin qu‘il a de lui ; il sait bien que celui qui est jeune n‘a pas le même besoin : la partie n‘est pas égale. »

          Quand donc, bon Dieu, la partie sera-t-elle enfin égale ?



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