mardi 27 août 2019

27 août 2019 : le lecteur et la raconteuse


« Vu tout ce qu’il y a à lire, pourquoi perdre son temps avec les nouveautés ? », se justifiait-il.
(Fabio Morabitó, Le lecteur à domicile, trad. Marianne Millon, Corti, 2019)



Vous me connaissez : pas de voyages sans rencontres : ça peut être des humains, tel dans le train entre Nantes et Vannes ce Français habitant Chiloé (nous avons échangé nos cartes), ou le cinéaste malgache Michaël Andrianaly, après la vision de son beau film qui dresse le portrait d’un coiffeur, Nofinofy. D’autres encore. Mais de plus, j’emporte toujours de la lecture et je fais aussi des rencontres littéraires. J’ai ainsi lu la magnifique Lettre au père de Kafka que j’aurais fait lire à mon frère si je l’avais lue avant, petit livre qui l’aurait peut-être aidé à se réconcilier avec son enfance. Mais j’ai lu également deux curieux romans latino-américains.


Dans Le lecteur à domicile, de Fabio Morabitó (Mexique), Eduardo, le narrateur, vit avec son père atteint d’un cancer en phase terminale et de l’infirmière-gouvernante Céleste qui s’occupe de lui. Il a pris la succession de son père à la direction d’un magasin de meubles, où il a un employé, Jaime. Mais à la suite d’un accident (sans doute grave, mais on n’en saura pas davantage), le juge l’a condamné à un retrait du permis de conduire et à un travail d’intérêt général : faire des lectures à domicile. C’est ainsi qu’il fait des rencontres surprenantes : les frères Jimenez à qui il lit Dostoïevski, Buzzati au colonel Attariaga, Jules Verne dans la famille Vigil, des sourds qui lisent sur les lèvres ce qu’il dit, Henry James à Margó Benitez, une belle femme mûre en fauteuil roulant, Kafka chez le couple Reséndiz, etc. Il découvre qu’il a du mal à comprendre ce qu’il lit, comme s’il ne s’y intéressait pas. Mais en découvrant dans les papiers de son père un poème d’Isabel Fraire recopié à la main, il s’aperçoit qu’il peut donner du sens à ce qu’il lit. Il recherche chez un libraire d’occasion les œuvres d’Isabel Fraire et ça le passionne. Comme les Reséndiz invitent d’autres couples à ses lectures, on finit par lui demander d’organiser une lecture publique avec divers lecteurs à la librairie. Les portraits des divers personnages où il doit faire ses lectures sont toujours surprenants. Il découvre peu à peu les secrets de leur vie, et se découvre lui-même par la même occasion. La poésie va changer sa vie aussi bien que le monde qui l’entoure. Ce roman est un véritable hommage au pouvoir de la littérature et plus spécifiquement de la poésie. Parallèlement, on assiste aussi à la vie de Mexico, au racket des commerçants par les truands, sous couvert de les protéger. Une belle réussite.


La raconteuse de films d'Hernán Rivera Letelier (Chili, acheté à la Librairie du FIFIG) se passe dans les mines de salpêtre du désert d’Atacama au nord du Chili dans les années 50. Maria Margarita est la seule fille de la maison, elle vit avec son père invalide, en fauteuil roulant depuis un accident du travail, et ses quatre frères. La mère les a quittés. Ils adorent le cinéma, mais vu leur budget étriqué, quand un film arrive, ils ne peuvent acheter qu’un seul billet et chacun des enfants va à tour de rôle regarder le film et le raconter au reste de la famille en rentrant. Mais à ce jeu, c’est la petite fille qui se révèle la meilleure. Elle enregistre les détails, les mimiques, les intonations, les costumes et Maria Margarita devient la raconteuse de films, prenant le pseudo de Morgane Féduciné. Bientôt tout le village de mineurs vient chez elle assister à ses prestations, trouvant que c’est même mieux qu’au cinéma. On se bouscule dans la petite maison, et ce sont des jours de relative aisance pour la famille, jusqu’au moment de l'arrivée de la télévision. Le père meurt, les frères s’en vont l’un après l’autre, la mine est désaffectée, Maria Margarita devenue adulte met son talent toujours intact au service des touristes qui viennent de temps en temps visiter les anciennes mines.
Ça commence ainsi : "À la maison, comme l’argent courait plus vite que nous, quand un film arrivait à la Compagnie et que mon père le trouvait à son goût - juste d'après le nom de l'actrice ou de l'acteur principal -, on réunissait une à une les pièces de monnaie pour atteindre le prix d'un billet et on m'envoyait le voir. Ensuite en revenant du cinéma, je devais le raconter à la famille, réunie au grand complet au milieu de la salle à manger." Dans ce triste désert, où tout est régi par la Compagnie, seuls le cinéma, et pour les garçons le foot, font diversion. Mais la petite fille devenue jeune fille est bientôt rattrapée par la réalité, bien éloignée des rêves octroyés par le cinéma. Une belle histoire aussi, un bel hommage au cinéma et au pouvoir de la parole et de l'art de raconter. L’auteur, comme son héroïne, est un conteur hors pair.
Et sur ce, blog en repos jusqu’à mon retour de Venise.

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