La
chose la plus importante que j'ai découverte à soixante-cinq ans,
c'est que je n'ai pas envie de perdre mon temps à faire ce que je
n'ai pas envie de faire.
(Mario
Monicelli, Larmes
de joie)
Allez,
une seconde couche d'André Gide et de son
Journal
(à quand une sélection, d'un prix plus abordable, dans la
collection Folio,
comme on a fait pour la Correspondance
de Flaubert ou celle de George Sand ?), ça ne peut pas faire de
mal !
si, il y a un Folio !
Encore
une pensée que je pourrais faire mienne, sur
la différence : "Le
sentiment de l'exceptionnel, je l'éprouvai, tout jeune encore, en
constatant que souvent je ne réagissais pas comme les autres ;
comme le commun des autres. Et l'on a beau, par la suite, s'humilier,
se déprécier, se vouloir peuple, se refuser à toute distinction,
chercher à se fondre dans la masse et s'y plaire – on n'en demeure
pas moins un être à part"
(27 juin 1937). Mais ne sommes-nous pas tous des êtres à part ?
Ne me traitais-je pas d'homme
de trop
il y a quelque temps ?
On
sait qu'il n'étais pas tendre avec la famille, et tout le monde a
dans l'esprit sa fameuse formule : "Familles,
je vous hais" dans Les
nourritures terrestres.
Ici, je relève :
"L'esprit
de famille s'oppose aussi bien à l'individu qu'à l'État ;
l'héritage aidant, les intérêts qu'il met en jeu sont presque
toujours sordides ; ou plus exactement, il fait dominer partout
l'intérêt"
(6 octobre 1935), d'où les innombrables querelles familiales. Par
ailleurs, il pose la question : "« où
peut-on être mieux qu'au sein de sa famille » ? –
Parbleu ! Honnis soient ceux qui cherchent avant tout dans la
vie le confort"
(6 octobre 1935). Voilà, l'intérêt, le confort, sans les négliger
totalement, il ne faut leur donner qu'une place restreinte. Car
sinon, l'intérêt et le confort prolifèrent en écrasant les
autres, et il s'insurge : "Mais,
jeunes fils de possesseurs, l'on vous a déplorablement élevés.
Vous savourez (j'ai fait de même) votre loisir, sans même vous
douter qu'il n'y a pléthore ici, que parce qu'il y a disette
là-bas ; vous vous consacrez à l'étude, vous cultivez les
arts d'agrément, les jeux d'esprit subtils, les ratiocinations
transcendantes, et vous ignorez que votre culture exquise, pour la
permettre, d'autres peinent qui n'ont ni le temps ni les moyens de
s'instruire ; que vous ne lèveriez pas si haut la tête, si
d'autres ne courbaient le front si bas"
(6 juin 1933).
Sur
le colonialisme, je trouve cette formule incendiaire : "Je
ne puis demander à un forban de crier sur les toits son intention de
déposséder à son profit des indigènes et de leur extorquer ce qui
permettra sa propre fortune. Mais ce qui ne me plaît pas, c'est
qu'il couvre sa vile besogne d'un revêtement de haute philanthropie.
C'est, quand il n'est question que de trafic, qu'il parle de
civilisation, de devoir et de sentiments moraux"
(feuillets, 1933). Il faut toujours lire et relire son Voyage
au Congo,
son Retour
du Tchad,
pour voir à quel point il n'avait pas les yeux dans les poches quand
il voyageait !
Gide
a toujours été quelqu'un de très généreux ; je ne sais si
cela lui venait de son éducation protestante ou d'une disposition
naturelle. Je lis : "Ce
sont les principes de l'Évangile,
selon le pli qu'ils ont fait prendre à ma pensée, au comportement
de tout mon être, qui m'ont inculqué le doute de ma valeur propre,
le respect d'autrui, de sa pensée, de sa valeur, et qui ont, en moi,
fortifié ce dédain, cette répugnance (qui déjà sans doute était
native) à toute possession particulière, à tout accaparement"
(juin 1933). Et ceci aussi : "Quand
nous aurons compris que le secret du bonheur n'est pas dans la
possession mais dans le don, en faisant des heureux autour de nous,
nous serons plus heureux nous-mêmes. – Pourquoi, comment, ceux qui
se disent chrétiens, n'ont-ils pas compris davantage cette vérité
initiale de l'Évangile ?"
(2 janvier 1928). Je commente : ils ne l'ont pas compris parce
que le christianisme n'a plus grand-chose à voir avec le Christ ni
avec l'Évangile,
c'est, ce sont des églises établies,
avec clergé, hiérarchie, esprit de domination, compromissions avec
les puissances de ce monde, tout ce que Jésus – en admettant que
les évangiles rapportent ses faits et gestes – honnissait.
D'où
les nombreuses notations, extrêmement critiques, que fait Gide, à
longueur de Journal,
sur la religion et l'église établie. Sur une certaine catégorie de
croyants : "Ils
préfèrent l'humanité malheureuse, à la voir heureuse sans Dieu ;
sans leur dieu"
(13 juin 1932), ce qui entraîne les diverses formes d'inquisition et
d'anathème ; sur cette épouvantable certitude de porter la
Vérité révélée (valable pour les trois religions du Livre,
judaïsme, christianisme, islam) : "Domaine
de la Foi. Assertions incontrôlables. Invérifiable Vérité..."
(mai 1932), ou "En
reportant par-delà la vie l'espérance, la religion endort et
décourage la résistance. Qui comprend cela peut s'indigner contre
la religion, sans pour cela quitter le Christ" (22
avril 1932) ; sur le détournement de la personne de Jésus par
les églises établies et embourgeoisées : "La
question sociale, du temps du Christ, n'était pas, ne pouvait pas
être posée. L'eût-elle été, je vous laisse à penser de quel
côté se serait rangé celui qui toujours tint à vivre parmi les
opprimés et les pauvres !"
(22 avril 1932), "Pensez-vous
que le Christ se reconnaîtrait aujourd'hui dans une église ?
C'est au nom même du Christ que nous devons combattre celle-ci. Ce
n'est pas lui, le haïssable, mais la religion que l'on édifie
d'après lui. Il n'a point pactisé avec les puissances de ce monde,
mais le prêtre..."
(22 avril 1932). Et sur les compromissions de l'église : "Que
la société capitaliste ait pu chercher appui dans le christianisme,
c'est une monstruosité dont le Christ n'est pas responsable ;
mais le clergé. Celui-ci a si bien annexé le Christ qu'il semble
que l'on ne puisse aujourd'hui se débarrasser du clergé qu'en
rejetant le Christ avec lui"
(27 février 1932).
Enfin,
sur un plan plus général, et il n'y a qu'à regarder ce qui se
passe un peu partout dans le monde, il ajoute : "toute
religion, quelle qu'elle soit, dès qu'elle triomphe et s'impose,
satisfait l'homme et déconseille tout progrès"
(27 mars 1929). Quant à la croyance proprement dite : "Il
me paraît monstrueux que l'homme ait besoin de l'idée de Dieu pour
se sentir d'aplomb sur terre ; qu'il soit forcé de consentir à
des absurdités pour édifier quoi que ce soit de solide ; qu'il
se reconnaisse incapable d'exiger de lui-même ce qu'obtenaient
artificiellement de lui des convictions religieuses, de sorte qu'il
laisse aller tout à néant sitôt qu'on dépeuple son ciel"
(20 octobre 1927). Oui, comme Gide, on peut, on doit se poser ces
questions. Ce qui ne l'empêchait pas d'être profondément imprégné
de ses lectures, nombreuses, des évangiles. Mais justement, c'est au
nom même de la personne du Christ, des détournements qu'on fait de
sa pensée et de sa vie, qu'il critique férocement les églises et
les croyants, les dogmes absurdes.
Je
note qu'il observait de la même façon le communisme soviétique, en
qui il voyait une église avec ses dogmes, ses chapelles, ses
anathèmes, son inquisition, et dans lequel il n'arrivait plus à
voir aucun rapport avec Marx (lire son Retour
de l'URSS).
Que dirait-il aujourd'hui de la pensée unique qui nous gouverne et
qui nous martèle : « hors du marché, point de salut » ?
Nous sommes pourtant là aussi dans la pensée magique, dans la
non-réflexion, dans la barbarie à visage humain, le visage (si on peut le qualifier d'humain !) de tous
les experts qui pérorent dans les débats télévisés, et ont
réponse à tout ! Aux antipodes d'un Gide ou d'un Montaigne,
esprits libres et indépendants, toujours soucieux d'être dans l'interrogation.
1 commentaire:
Merci de partager votre lecture du Journal de Gide !
Pour information, il existe une anthologie en Folio parue l'an dernier. Voici le billet qui en parle sur mon site consacré à André Gide : http://e-gide.blogspot.fr/2012/02/une-anthologie-du-journal-en-folio.html
Et pour prolonger ce partage, je me suis permis de donner le lien vers vos billets dans le groupe gidien de Facebook que j'anime aussi, et où vous serez le bienvenu !
Enregistrer un commentaire