il
y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les
difficultés de l'entreprise, je voudrais n'être jamais infidèle ni
à l'une, ni aux autres.
(Albert
Camus, Retour
à Tipasa,
in L'été)
Du
feu. Encore 24°6 ce matin dedans. Hier soir, ça n'est monté qu'à
28°3, car j'avais tout barricadé dès dix heures du matin, en fermant
volets et même fenêtres, soupçonnant l'air chaud de passer au
travers des contrevents. Et à vingt-deux heures, j'ai tout ouvert, créant de
faibles courants d'air, car le problème est là : presque pas
un souffle d'air à l'extérieur. Et des températures avoisinant les
35° à l'ombre l'après-midi, probablement près de 45° au soleil.
Le jardin public était noir de monde, couché sur les pelouses,
cherchant la fraîcheur de l'ombre des arbres, quand j'y suis passé
à vélo (seule solution pour ne pas avoir trop chaud, fendre l'air,
créer son propre courant d'air, en roulant à allure réduite pour
ne pas s'échauffer) pour rejoindre les salles obscures, seuls lieux
plus (UGC : presque trop froid) ou moins (Utopia : ils vont
fermer dix jours en août pour réviser l'arrivée d'air frais, ça
en a bien besoin) frais et agréables. D'ailleurs j'étais loin
d'être le seul. Et, pour me rafraîchir, je suis allé voir des
films tropicaux.
Grigris,
film tchadien (mon premier) de Mahamat-Saleh
Haroun, d'abord. Le personnage principal, Souleymane, surnommé
Grigris, est resté à vingt-cinq ans un grand enfant, d'une bonté extraordinaire analogue à celle de L'idiot de Dostoïevski. Gravement
handicapé – il a une jambe folle – il aide Ayoub, son beau-père, "tailleur-photographe". Le soir, malgré sa
patte folle, il joue les danseurs acrobatiques dans les bars de
N'Djamena. Il y rencontre Mimi, jeune métis qui gagne sa vie en
vendant son corps aux plus offrants (bourgeois locaux et européens). Lui, Grigris, l'esseulé, qui n'a jamais fait l'amour, se prend d'une
grande affection pour cette fille délurée, dont il pressent la pureté du cœur. Ayoub, qui fume trop,
souffre d'insuffisance respiratoire, il est hospitalisé. Mais les
frais d'hôpitaux sont élevés (nous avons oublié, nous, en France,
ce qu'est l'absence de sécurité sociale !), et Grigris, qui le
considère comme son père, doit trouver de l'argent, et vite :
il s'acoquine avec une bande de trafiquants d'essence. Mais comme il
en vole une partie pour la revendre à son profit et porter l''argent
à l'hôpital, il est mis en demeure par les mafieux locaux de
rembourser rapidement. Il s'enfuit avec Mimi dans le village de
celle-ci. Je préfère ne pas dévoiler la très belle fin
jubilatoire, pleine d'espérance et qui fait du film une sorte de
conte. Oui, ce sont les femmes ou les adultes-enfants comme Grigris,
qui peuvent régénérer l'Afrique, nous suggère l'auteur. Le film
est superbe visuellement, montrant une Afrique blessée, humiliée
même, à l'image du héros, mais pleine d'ardeur pour tenter de s'en
sortir. Une sorte de parabole, quoi, mais qui fait chaud au cœur.
L'acteur-danseur principal est prodigieux. Seul point faible :
je ne suis pas sûr que les habitants de N'Djamena utilisent si
éloquemment la langue française dans la vie courante.
Je
n'avais encore vu aucun film du Sri Lanka, cette île de l'Asie du
Sud proche de l'Inde. Ini
Avan
(Celui
qui revient),
du cinéaste Asoka Handagama, se passe après la fin du long conflit
(1983-2009) qui a opposé les deux populations majoritaires, les
Cinghalais bouddhistes et les Tamouls hindouistes. Le héros, un
« Tigre » tamoul au corps massif, revient d'un camp de
« réhabilitation » ; arrivé dans son village, il
est mal vu par une population décimée par la guerre, paupérisée,
écrasée par les usuriers. Il espère pourtant retrouver une vie
normale. Mais on lui reproche sa survie tout autant que la défaite
des Tamouls. Il retrouve celle qu'il a aimée mère de famille,
mariée de force en son absence et aussi meurtrie que lui. Un
admirable travail filmique (plans fixes et longs, travellings qui
isolent un personnage en s'arrêtant sur lui) permet d'exprimer la
solitude intense de ces êtres perdus par des événements qui les
dépassent, et obligés de se reconstruire aussi bien matériellement
que psychiquement. De plus, la société est corrompue : c'est
l'horreur économique. Le héros trouve un emploi de gardien d'une
officine de prêt sur gages, mais en fait ce commerce cache des
activités illicites, dans lesquelles il va être mêlé malgré lui.
Et voilà qu'apparaît un deuxième personnage féminin. C'est la
femme du gardien qui a été limogé lorsque l'ancien guérillero a
été recruté. Elle suit l'homme de près et va aussi se trouver
mêlée aux trafics du patron. Je n'en dis pas plus, c'est un très
beau film, aux éminentes qualités plastiques, qui montre la
pauvreté et la corruption sans complaisance, un film très visuel et
silencieux (nos cinéastes bavards, français et américains,
devraient en prendre de la graine), et pourtant sans lenteur, où les
corps et les déplacements de personnages évoquent les émotions et
la sensibilité des relations dans une pudeur toute orientale. Et,
comme Grigris,
le film s'achève sur
une possible renaissance, légère note d’espoir.
Troisième
film tropical, Metro
Manila,
film philippin (mon deuxième) réalisé par un Anglais, nous montre
comme les deux précédents que, dans ces pays-là, survivre est une
occupation. La réalité est en effet accablante. Le fermier Oscar
Ramirez, avec sa femme et ses deux fillettes, chassé par la misère
et les mauvaises récoltes, décide de rejoindre Manille. Il espère y
trouver du travail.
Mais c'est un
rêve. Déjà, on l'arnaque en lui proposant un logement auquel il
n'a pas droit, et pour lequel il donne tout son argent. Seule
solution : le bidonville.
Oscar, grâce à son service militaire, finit pourtant par être engagé comme
convoyeur de fonds, métier à haut risque. Mais son coéquipier lui a dissimulé son but caché : récupérer une
mallette qu'il a dérobée lors d'un braquage puis planquée, mais dont il n'a pas
la clé pour l'ouvrir. Pendant que Oscar essaie de gagner sa vie, sa
femme Mai dégotte un boulot dans un bar à touristes. A-t-elle le
choix ? Comme Mimi dans
Grigris,
elle doit survivre avec ce qu'elle a, son corps. Metro
Manila est
un thriller efficace, au suspense redoutable, excellemment joué, qui
comme les deux autres films, montre l'horreur économique inscrite
dans la réalité contemporaine : entre l'honnêteté et le
crime, la frontière est mince. Le monde va mal, et notre bien-être
occidental (relatif, bien sûr) repose sur cette horreur.
Trois
films excellents, qui font honneur au cinéma et aux salles qui les
présentent, et antidotes radicaux des blockbusters imbéciles
(d'après les bandes-annonces, ça ressemble à des jeux vidéo, boum
boum dans tous les coins) et des dessins animés d'une laideur
affligeante (toujours d'après les bandes-annonces) qui encombrent en ce moment la plupart des écrans, et
voudraient nous empêcher de penser et de saisir la beauté. Trois films qui feraient honneur à la citation d'Albert Camus.
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