samedi 26 avril 2008

25 avril 2008 : L’idiot , mais c'est moi, aussi...

Eh bien, non, je ne peux pas attendre, L’idiot est encore tout frais, il me trotte dans la tête. D’ailleurs, à bien y réfléchir, celle rando-lecture a été l’occasion pour moi de lire deux romans exceptionnels : Les âmes fortes, de Giono et L’idiot, de Dostoïevski. Et une fois de plus, je constate qu’il n’y a pas de hasard dans la vie, car ces lectures sont venues à la bonne heure, au moment où leur réception pouvait être parfaite. D’ailleurs, dans son livre, Giono explore des âmes ténébreuses et le mystère des êtres avec autant de pénétration que Dostoïevski. Mais je vais parler de L’idiot seulement, et je commencerai par un court extrait qui m’a frappé, et qui n’est pas une parole d’un personnage, mais de l’auteur :
"Quelle est, par exemple, la mère aimant tendrement son enfant qui ne prendrait peur à en mourir en voyant son fils ou sa fille s’écartant tant soit peu de la voie : « non, mieux vaut qu’il soit heureux et vive dans l’aisance et sans originalité », voilà ce que pense chaque mère en berçant son enfant."
J’ai souvent rencontré des hommes ou des femmes étranges, insolites, singuliers, qui peuvent paraître farfelus même, Robert, mon ami berger, par exemple. Qui refusaient de s’insérer dans le train-train d’une vie toute tracée. Comment vivent-ils cette originalité, ce décalage d’avec leurs contemporains ? Moi-même, par bien des aspects, je suis bizarroïde. Aussi me suis-je souvent posé la question : peut-on être heureux, apporter le bonheur autour de soi en faisant preuve d’originalité ? A ce sujet, L’idiot nous apporte un éclairage particulier. C’est toujours gênant de résumer un roman, surtout un roman foisonnant comme celui-ci, mais pour essayer d’y voir clair – et, après tout, je me rends compte que bien des lecteurs d’aujourd’hui ne connaissent pas Dostoïevski – je vais tenter de le faire, tout en apportant mes commentaires pour le relier à ma propre vie.




couverture de L'idiot, dans la collection Folio classique, Gallimard

Car, justement, le héros du livre, le Prince Mychkine, un jeune homme épileptique, faible de corps, sinon d’esprit, est complètement original. Quand le roman commence, il rentre de Suisse, où on l’a soigné pendant plusieurs années. Il est en principe guéri, mais reste maladif, il est pauvre, il ne connaît plus personne. Dans le train, il rencontre une espèce de rustre, qui parle fort, Rogojine, qui dit être ensorcelé par une certaine Nastassia Filippovna.
Fascinant, non, un roman qui commence dans un train, lieu de toutes les rencontres ? Le lecteur embarque dans une sorte de TGV dostoïevskien pour un parcours trouble de près de huit cents pages. Avec le train, "on se dépêche avec bruit et fracas, on se hâte soi-disant pour le bonheur de l’humanité !" C’est à voir. Or, Lébédev, également présent dans le train, compare le réseau de chemin de fer, cette araignée, à l'étoile Absinthe, par référence à un passage de l’Apocalypse : Le troisième ange sonna de la trompette, et une grande étoile ardente comme un flambeau, tomba du ciel sur la troisième partie des fleuves et sur les fontaines. Le nom de l'étoile était Absinthe, et la troisième partie des eaux fut changée en absinthe ; et plusieurs hommes moururent dans les eaux, parce qu'elles étaient amères.
Une fois arrivé à Pétersbourg, Mychkine est reçu dans la maison du Général Epantchine, car il est vaguement parent de la générale. Néanmoins, il leur paraît bizarre. Par exemple, il leur affirme : "J'aime beaucoup les ânes parce que l'âne est un homme utile et beau." Par ailleurs, la générale, qui a trois filles à marier, n’a pas envie de s’embarrasser d’un parent pauvre. Toujours chez le Général, le Prince Mychkine évoque la peine de mort : il a assisté en France à une exécution par guillotine. Gania, le secrétaire du général, propose de le loger chez lui, sa mère prenant des pensionnaires.
Ensuite, le prince s’invite à la soirée d'anniversaire de Nastassia Filippovna, dont lui avait parlé Rogojine. Ce dernier arrive ivre et offre une large somme d'argent à la jeune femme pour qu'elle le suive. Nastassia Filippovna brûle les 100 000 roubles que Rogojine a déboursé pour l'acheter. Ebloui par la beauté de Nastassia, le prince perçoit qu’elle est en fait désespérée, il en tombe maladivement amoureux, et lui propose de l'épouser. Après avoir accepté son offre, elle s'enfuit pourtant avec Rogojine. Mais Rogojine s’aperçoit que Nastassia est attirée par Mychkine. Il tente de tuer le prince, qui est sauvé par une crise d'épilepsie : il s'écroule juste avant le meurtre...
La famille Epantchine fait connaître au prince la société pétersbourgeoise mêlant bourgeois, aristocrates, anciens militaires et fonctionnaires. Mis à la tête d’un héritage imprévu, Mychkine avive la curiosité de cette société. L’été vient, et tout le monde s'installe à Pavlovsk, villégiature cotée. Là, le Prince Mychkine tombe amoureux de la cadette de la famille Epantchine, Aglaé Ivanovna. Celle-ci, courtisée également par Gania, est émue par l’affection du prince, d’autant plus qu’elle ne se sent pas à l’aise dans sa famille. Mais elle en joue avec un brin de sadisme. Or le Prince, lui, s'exprime toujours avec clarté, sincérité et spontanéité, ce qui fascine, amuse ou offusque la bonne société. Justement à cause de cette sincérité, il se crée des ennemis (Hyppolite, Gania) malgré son caractère bon et naïf. En fin de compte, Aglaé renonce à lui et Mychkine tente de sauver l'âme de Nastasia Filippovna en lui proposant de l’épouser à nouveau. Elle semble accepter, et le mariage se prépare. Hélas, au jour J, l’extravagante Nastassia s'enfuit à nouveau avec Rogojine. Ce dernier, tout à sa passion pour Nastassia Philipovna, et jaloux de prince, assassine la jeune femme dans la nuit même. Il est condamné au bagne et le Prince, redevenu autiste ou idiot, est définitivement interné. Aglaé s’enfuit avec un faux aristocrate polonais.
Ce qui m’a beaucoup frappé dans L'Idiot, c’est l'histoire de l'étrange amitié de ces deux hommes qui forment un double, Mychkine et Rogojine, que tout oppose pourtant, et de leur amour pour une même femme.
Mychkine est en fait incapable de nouer un rapport avec le réel, d’assumer la violence du désir et celle des sentiments, de s’approprier le monde, aussi échoue-t-il dans la création d’un lien aussi bien avec Aglaé qu’avec Nastassia. Il est innocent, il vit comme si le temps et le corps n’existaient pas, aussi ses aspirations échouent devant l'épreuve de la réalité et les conflits que cette dernière engendre. Il vit dans la fulgurance de l'instant, où il lui arrive de briller avec finesse et de bien percevoir les choses et les gens, mais c’est pendant la crise épileptique qu’il arrive à la plénitude et l'apaisement, dans une fuite face au réel. Malheureusement, à ce moment-là, il approche aussi du chaos.
Mychkine ne peut donc pas s’approprier le corps. Mais en séparant le corps de l'esprit, en transformant la passion en compassion, il tombe dans un altruisme artificiel. Face à Nastassia Philippovna, qui incarne la beauté absolue (Mychkine le dit : "La beauté sauvera le monde"), il est attiré par cet idéal, mais son sentiment amoureux reste lointain, factice. Il vit l’appel vers autrui, et surtout le désir, comme une menace d'anéantissement de son moi, il ne peut les assumer. Il en est de même avec Aglaé, ce que la jeune fille ressent immédiatement. Le prince veut essayer de sauver l’âme de Nastassia en lui offrant son amour. Certain de la "pureté" de son sentiment pour elle, Mychkine pressent que l'amour sensuel de Rogojine pour la jeune femme s’achèvera en drame, mais il refuse aussi d’être agressif vis-à-vis de son rival.
En effet, Mychkine est hanté par Rogojine, l’autre semblable (à lui), mais inconscient de la contradiction que recèle cette similitude, il se sent "poursuivi" par lui. Quand Rogojine tente de tuer Mychkine avec le couteau au manche en pied de cerf (avec lequel il assassine Nastassia à la fin du roman), on sent que le prince est tout autant fasciné par ce couteau que Rogojine, même s’il est sauvé du meurtre par sa crise d’épilepsie. Le prince est lucide sur Rogojine et aveugle sur ses propres impulsions.
Rogojine est son double opposé. Sincère à sa manière, il est affamé d’un désir de possession frénétique vers Nastassia. Il voit donc en Mychkine un rival, surtout qu’il a conscience que Mychkine est d’une pureté absolue, et que c’est ce qui attire Nastassia vers lui. Rogojine ne peut répondre à la beauté de Nastassia que par une violence exacerbée, destructrice du désir. A la passion cruelle de Rogojine s’oppose le "détachement" de Mychkine, chez qui, l’attraction patente et la haine inconsciente se côtoient, parce qu’il est fondamentalement bon.
Nastassia Philippovna a été abusée par son tuteur au cours de sa jeunesse. Devenue femme entretenue, elle nourrit une rancoeur sauvage et destructrice envers tous les hommes, sauf peut-être Mychkine. Elle perçoit bien l’opposition entre Mychkine et Rogojine, et va et vient sans cesse entre eux deux, déchirée entre un idéal d'innocence (Mychkine, qu’elle n’épouse pas, parce que ce serait le détruire) et ce qu’elle pressent de sa propre perdition (Rogojine). Et ça ne peut que finir par la violence : c’est autour du cadavre de la femme aimée que les deux rivaux se retrouvent, dans une connivence étrangement apaisée, l’un s’affirmant meurtrier et l’autre perdant définitivement la raison.
L'Idiot peut se lire aussi comme l'histoire du Christ qui revient sur terre (à comparer avec Le Christ recrucifié, de Kazantzaki). Le seul personnage qui soit totalement bon sans être ridicule, c'est le Christ, celui des évangiles. La bonté du prince Mychkine confine à la naïveté et à l'idiotie, au grotesque souvent, même s'il perçoit finement les choses. Il se comporte de manière singulière : à la fois humble et doux (comme les ânes qu’il aime tant), il fait confiance à tout le monde et est toujours parfaitement sincère. Il ne voit que le bon coté des gens qu’il côtoie. Trop pur et innocent, il débarque au milieu d'une société artificielle et dépravée. Il y parle le langage du cœur, ce qui désarçonne les autres et les prend au dépourvu. Ainsi, à moment donné, lors d’une réunion mondaine, Mychkine, hors de lui, laisse éclater avec violence sa hargne contre le catholicisme, puis contre les convives de la soirée, pour inviter chacun, comme si de rien n'était, à se reprendre pour tendre vers l’idéal, suscitant ainsi l’hilarité de tous, avant de s’effondrer dans une crise. Il discerne ce qui se trame dans les cœurs et ne se soucie pas des intrigues qui l'entourent. Il pardonne à ses "amis" les trahisons les plus cruelles (celle de Lébédev par exemple) et justifie toujours leur faute par l'ignorance ou la faiblesse. Son amour est plus fort que tout. Comme celui du Christ. Et on sent pointer ici Dostoïevski, qui estime que seule la foi en l’amour du Christ peut sauver le monde contre les dangers modernes : l’athéisme, le libéralisme, le socialisme, l’occidentalisme et le catholicisme (principalement en réaction contre le pouvoir de Rome).
Ce roman intense, taillé à la serpe, coule à jet continu, part dans tous les sens, les épisodes s'enchaînent avec force. Dostoïevski sonde les cœurs et les âmes avec une puissance et une profondeur inégalées. "En effet, rien n’est plus contrariant que d’être par exemple riche, d’une famille honorable, bien de sa personne, convenablement instruit, point sot et, cependant, dépourvu de tout talent, de toute particularité, même de toute excentricité, sans aucune idée personnelle, en un mot d’être « comme tout le monde »." Ce que précisément n’est pas le héros !
Les dialogues pétillent d’intelligence, usant de tous les registres, passant du comique au tragique, du bouffon au grotesque, du philosophique à la gaieté, d’une hésitation à un coq-à-l’âne… Il y a un modernisme étonnant dans ce livre qui déploie toutes les grandes questions. Ainsi, par la bouche d’Hyppolite, le tuberculeux, le roman défend le choix pour chaque individu de sa propre mort, dernière liberté qui nous reste : "... en me condamnant à ne vivre que trois semaines, la nature a si rigoureusement limité mon champ d'action que le suicide est peut-être le seul acte que je puisse entreprendre et achever par ma propre volonté. Eh bien ! pourquoi ne voudrais-je pas profiter de la dernière possibilité d'agir qui s'offre à moi ?"
On en ressort comme d’un rêve puissant et long, imprégné de spasmes, secoué de rires ou d’indignations, admiratif : quel roman contemporain tient le coup face à un tel monument ?
Oui, L’idiot, le prince Mychkine, est bien mon ami, mon compère, mon frère, mon double, même si, par bien des aspects, je me reconnais aussi en Rogojine et, d’ailleurs, en d’autres personnages de ce livre palpitant. Comme eux, je ne me sens pas dans une voie commune. Tant pis, ou peut-être tant mieux pour moi !
Lisons et relisons Dostoïevski !

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