Elle
accueillait la douleur, se laissait submerger par elle, faisait
d'elle une partie de sa propre existence : parce que ainsi,
pleinement acceptée, elle se métamorphosait, devenait joie et
amour.
(Pietro
Citati, Brève
vie de Katherine Mansfield,
in Portraits
de femmes)
Je
rentre d'un formidable périple où j'ai affronté les périls de
retrouvailles hasardeuses. Revoir trente ans après ceux qu'on avait
connus jeunes, brillants, effrontés, pleins de désirs et de
projets, c'est toujours risqué. Mais quoi, ne suis-je pas
Jean-Pierre, celui qui n'a peur de rien, et surtout pas des fantômes
du passé ? Celui qui n'a jamais hésité à se remettre en
question, et a donc muté souvent dans la vie ? Celui qui
n'avait pas peur de partir derrière le rideau de fer, seul, en
1974 ? Celui qui n'hésita pas à se lancer dans des courses à
pied de longue distance, y compris de 100 km ? Celui qui décida
de se lancer dans le théâtre à cinquante plombes passées ?
Celui qui ne fermait pas sa porte à clé à Auch ? Celui qui se
lance dans des lectures risquées ? Celui qui rebondit après
chaque avanie ? Celui qui va facilement causer à des inconnus ?
Celui qui se lie aisément avec des étrangers ? Celui qui ouvre
sa porte aux couch-surfeurs ? Celui qui part sur des cargos ?
Bon Dieu, la vie est trop courte pour avoir peur. Et j'ai trop connu
dans mon entourage des peureux, des assis, des repliés sur soi, des
dépressifs... Je n'ai pas toujours pu ou su les aider ; et
heureusement, ils ne m'ont pas contaminé. J'espère juste les avoir
– un peu – aidés par ma présence.
Claire
m'a admirablement montré dans ses dernières années que les seules
choses dont on pourrait ou devrait avoir peur, à savoir la maladie,
la souffrance, le vieillissement et la mort, n'étaient rien, si
justement on avait bien vécu, sans peur sinon sans reproche. Qu'on
pouvait les affronter avec dignité, quand la vie préalable avait
été bien remplie, quand on avait su s'ouvrir aux autres, partager
(eh oui, nous étions de cette étrange tribu des partageux,
finalement beaucoup plus nombreuse qu'on ne le croit, je m'en rends
compte maintenant), respecter les différents âges de la vie, les
différents comportements, accueillir l'étranger, l'inconnu, le
futur qui vient (inconnu lui aussi).
À
ce sujet, je vais vous livrer un petit apologue (méditerranéen,
donc universel) que j'ai entendu à 5 h du matin sur la plage de la
crique de la corniche de Sète : « Un maître demande à
ses disciples : "–
Pouvez-vous me dire à quel moment on arrive à distinguer que la
nuit est finie et que le jour est bien là ?"
Un premier élève lui répond : "–
Maître, c'est peut-être quand on arrive à distinguer un figuier
d'un olivier ? – Pas mal, lui répond le maître, mais ce
n'est pas cela."
Un deuxième se lève alors et dit : "–
Maître, c'est peut-être quand on arrive à distinguer un âne d'un
mouton ?"
Et ainsi de suite, chaque disciple essaie de trouver un élément qui
permet de séparer le jour de la nuit, la clarté de l'obscurité.
Quand tout le monde a parlé, le maître se lève et leur dit :
"–
On distingue que la nuit est finie et que le jour est là quand on
rencontre un inconnu ou une inconnue, un étranger ou une étrangère,
et qu'on reconnaît en lui ou en elle un frère ou une sœur. Là
seulement, vous pouvez être sûrs que la nuit est finie, car vous
avez fait venir la lumière dans votre cœur."
J'avoue
pourtant que je me demandais comment se passeraient ces
retrouvailles, tant avec J.-Y. dans l'Hérault, que j'avais pour la
dernière fois vu lors d'un périple à vélo avec Claire en août
1980, qu'avec mes anciens collègues du Conseil d'administration de
l'association culturelle auscitaine, C., J. et P. (ces deux derniers
me recevant), eux aussi largués depuis 1981, et perdus de vue !
C'est très simple, je crois que je les reverrai ! Sans doute,
au premier abord, nous ne nous sommes pas reconnus immédiatement,
parce que l'âge nous a transformés, et les jeunes pimpants
d'autrefois se sont mués en personnes ayant multiplié leur âge
quasiment par deux... Cependant, au bout de quelques minutes, le
courant est de nouveau passé, la gêne du premier contact s'est
dissipée, la conversation s'est déridée, les rires ont parfois
fusé ; la promenade avec le chien dans la garrigue bédaricienne
d'un côté, le repas convivial sous la tonnelle auscitaine de
l'autre, ont achevé de rendre ces moments précieux. Précieux, ce
joli mot !
Mon
amie Odile Caradec, chaque fois que je vais la voir à Poitiers,
entourée de ses livres, me dit : "–
Prends bien soin de toi, rappelle-toi que tu es un homme précieux !"
Eh, pardieu, je le sais bien que je suis précieux, mais comme tout
le monde et pas plus que chacun (rappelons-nous la belle conclusion
de Sartre dans Les mots :
"Si
je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que
reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut
tous et que vaut n’importe qui"),
et je m'efforce d'essayer de justifier cet adjectif dont, en
poétesse, elle veut bien me qualifier.
Mais
ce qui par-dessus tout est précieux, ce sont ces moments délicats
où nous sommes dans le partage, où nous oublions que nous sommes
seuls, et où peut-être nous oublions aussi que nous sommes mortels.
J'ai relevé dans le Journal
de Katherine
Mansfield la phrase suivante : "Cet
instant n'est pas illimité, pas plus qu'aucune autre chose. Oh
pourquoi – pourquoi donc n'y a-t-il rien d'illimité ?
Pourquoi suis-je bouleversée, chaque jour de ma vie, par la
proximité, le caractère inéluctable de la mort ?"
Tuberculeuse, la nouvelliste néo-zélandaise savait qu'elle avait
peu de temps devant elle, et qu'il fallait savourer chaque instant.
N'est-ce pas aussi le seul moyen de n'avoir pas peur ? En
oubliant aussi, autant que faire se peut "l'argent.
Bouton d'or qui vide la ruche. Et la consume"
(Thierry
Metz, Journal d'un
manœuvre).
"Je
ne vivrai qu'une fois ici-bas, une fois seulement ! Je ferai bien de
prendre la vie par le bon bout !"
dit Sigrid, l'héroïne du roman de Vilhelm
Moberg, Mon
instant sur cette terre.
N'est-ce pas ce à quoi on doit s'atteler, prendre le bon bout ? Et, pour commencer,
n'ayons plus peur !
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