mardi 28 août 2012

28 août 2012 : Guépards !


Depuis des dizaines d'années, il sentait s'écouler hors de lui-même, lentement, continuellement, le fluide vital, la faculté d'exister, la vie en somme, peut-être aussi la volonté de vivre.
(Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard)


La maladie oblige à réfléchir, à faire un retour sur soi, à tenter sa propre recherche du temps perdu. Aidé en cela par les lectures, cela va de soi. Or, je viens de lire pour la première fois Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, dont j'avais bien entendu déjà vu plusieurs fois la version filmée de Visconti (malheureusement jamais sur grand écran, je l'ai encore ratée à Paris au début de cette année). J'en suis sorti bouleversé.
Tout le monde connaît l'intrigue : en 1860, les troupes garibaldiennes débarquent en Sicile pour chasser les Bourbons du Royaume de Naples. Une ère nouvelle commence pour le pays. La vieille aristocratie comprend que ses jours sont comptés, et en particulier le prince Don Fabrice Salina, dont le blason de famille est orné d'un léopard dansant (le fameux guépard). Don Fabrice est sceptique, il ne croit pas en l'avenir, du moins à son avenir, et il va refuser la proposition qui va lui être faite par la couronne piémontaise d'être promu sénateur. Il voit son neveu Tancrède, intelligent et ambitieux, s'enrôler sous la bannière de Garibaldi, s'amouracher d'Angélique, la jolie fille du maire de Donnafugata, un commerçant enrichi, et l'épouser, ce qui eut été impensable quelques années auparavant. Le prince est résigné, son temps est révolu, place aux jeunes qui sauront se débrouiller dans ce nouveau monde : "L’œil de Tancrède le regardait avec l'ironie gentille que le jeunesse accorde aux personnes âgées. – Ils peuvent se permettre d'être câlins : ils sont si sûrs qu'au lendemain de nos funérailles, ils seront libres." D'ailleurs, il est sûr qu'au fond rien ne change, et l'intelligente Angélique va se mouler parfaitement à l'aise dans l'aristocratie avec son Tancrède. Le roman est une suite de tableaux magnifiquement réussis, qu'il s'agisse d'une partie de chasse du prince avec l'organiste de l'église, du "cyclone amoureux" entre Tancrède et Angélique ("C'était le temps du désir toujours vivant, parce que toujours vaincu, le temps où s'offraient des lits innombrables que toujours ils repoussaient, le temps de la frénésie sensuelle qui, matée, se sublimait durant quelques secondes en renoncements, c'est-à-dire en véritable amour"), d'un bal (celui de la présentation d'Angélique à la haute société), d'une réunion de famille du jésuite Don Pirrone, confesseur du prince, ou de l'émouvante mort du prince. Bien sûr, la figure du prince, "le guépard", domine le livre : survivant de l'ancienne aristocratie, il a installé un observatoire sur le toit de son palais et s'y livre à l'observation des étoiles, correspond avec Arago et l'Académie des sciences de Paris. Mais les personnages secondaires abondent, tous superbement typés, sa femme, ses filles, ses domestiques et régisseurs, les nouveaux riches, ses chiens même. Comme le grand roman de Proust (et on comprend que Visconti ait aussi songé à l'adapter au cinéma), Le guépard est l’œuvre d'une vie.


Et voici où je voulais en venir : je me sens après cette lecture, un "guépard" moi aussi, assis le cul entre deux chaises, le passé, que je connais bien et dont je pourrais tirer un roman si j'en avais le talent, et l'avenir que j'ignore et qui, je l'avoue, ne m'intéresse pas : c'est l'affaire des jeunes, nourris de nouvelles technologies et d'un monde nouveau en train de se faire, et qui se fera sans moi. Par exemple, qu'on ne me demande pas de me passionner pour la prochaine élection américaine, ainsi que mon vieil ami de lycée (venu passer deux jours ici) a tenté de m'en convaincre ! Ni pour les universités d'été des uns ou des autres : je suis devenu diantrement sceptique ! Je suis particulièrement effrayé de voir tant de têtes chenues à l'Assemblée nationale : parbleu, je crois bien qu'il devrait y avoir une limite d'âge !
"Don Fabrice pouvait s'échapper sans remords" : voilà, moi aussi. Et lisez ou relisez ce très grand livre !

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