samedi 14 juillet 2012

14 juillet 2012 : moins que rien ?



Que suis-je aux yeux de la plupart des gens ? Une nullité, ou un original, ou un homme désagréable, quelqu'un qui n'a pas ou qui n'aura jamais de situation dans la société, bref, un peu moins que rien. Bien, supposons qu'il en soit exactement ainsi ; dans ce cas, je voudrais montrer par mon œuvre ce qu'il y a dans le cœur d'un tel excentrique, d'une telle nullité.
(Vincent Van Gogh, cité dans Henri Perruchot, La vie de Van Gogh)


Il y a des hommes formidables, des êtres humains peu nombreux qui nous obligent à nous remettre en question, à condition qu'on veuille garder les yeux ouverts, bien sûr, car il est tellement plus facile de s'aveugler. Ce sont des philosophes, des mystiques, des écrivains, des musiciens, des artistes, des originaux, des fous, des "moins que rien", pour reprendre l'expression de Van Gogh, mais des tellement plus que tout !
Prenons par exemple le père Tanguy, marchand de couleurs et de produits divers pour les peintres en cette deuxième moitié du XIXe siècle. Il participa à la Commune de Paris dans le rang des Communards (comme par hasard !), échappa de peu à la répression terrible qui s'ensuivit, et fut portraituré par Van Gogh. Eh bien, "le père Tanguy distribue à n'importe qui le peu qu'il possède, accorde à ses peintres, contre le gage de quelques œuvres (jamais reprises), des crédits illimités pour leurs achats de couleurs et de toiles, et tient pour eux table ouverte ; au nom d'un avenir de bonté, il se dépouille complètement", nous rapporte Henri Perruchot. On sait qu'il aida en particulier Pissaro, Cézanne, Monet, Renoir, Gauguin, enfin toute la fine fleur de la peinture de son temps. Il mourut dans la misère et ses collections furent vendues aux enchères.
La Vie De Van Gogh de Henri Perruchot
Un tel homme ne pouvait que plaire à Van Gogh qui est, comme Tanguy, "de ceux qui, d'avance, se savent vaincus mais ne l'admettent point et passent outre. Il est de la race des rebelles". Bienheureuse race, qui nous manque furieusement aujourd'hui, en tout cas qui me manque à moi. La vie tragique de Van Gogh, le suicidé de la société, selon le mot d'Antonin Artaud, est riche d'enseignement. Tour à tour employé chez un marchand d'art (où il refuse de considérer l'art comme une marchandise, pas mal pour un commerçant !), apprenti-pasteur (mais il a un tempérament trop christique pour des fonctionnaires de la religion !), il s'aperçoit qu'il fait fausse route : "s'il s'avoue tellement découragé aujourd'hui, ce n'est pas parce qu'il n'a pas pris rang social parmi les hommes, mais parce qu'il se sait fourvoyé dans une tâche qui pèse sur lui comme le couvercle d'un tombeau". Il faut qu'il cherche ailleurs, dans son âme, dans son intériorité.
Il se met donc à dessiner puis à peindre, mais comme pour ses précédents métiers, quand il "doit choisir entre les compromissions et sa propre exigence, son choix est fait". Il regarde les autres et constate que "derrière lui, ce ne sont que dépouilles mortes, défroques dont les hommes se protègent et avec lesquelles ils se mentent". Il est intransigeant, et donc désagréable, aux yeux de la société du moins. Il a une très haute idée de l'art, qui "ne peut être qu'expression, un moyen, parmi quelques autres, de sonder l'insondable – de vivre, car vivre ne peut se réduire à assurer la continuation physique d'une existence". Van Gogh a la chance inouïe d'avoir près de lui son frère Théo qui le soutient contre vents et marées, qui assure sa subsistance minimale. Il pense d'ailleurs que son frère participe à sa production, qu'il est aussi producteur de ses tableaux. Rare amour entre deux frères !
Toute sa vie, dans ses divers métiers, en Hollande, à Londres, à Paris, en Provence, "il tâtonne. Des questions le traversent, aiguës comme des stridences. Il voit seulement, avec une certitude absolue, ce qu'il veut être : un homme intérieur et spirituel". Bien sûr, dans cette horrible fin de siècle, qui débouchera d'ailleurs sur la boucherie de 14-18, dans ce siècle de la bourgeoisie triomphante, de l'hypocrisie morale et bigote, dans ces campagnes hallucinées (il connaît bien les paysans et leur misère) et en observant les métiers de l'industrie épouvantable (il va jusqu'à descendre dans la mine de charbon pour prendre conscience de l'horreur économique), il ne peut qu'être mal à l'aise. "Son âme assoiffée d'absolu est étrangère, prodigieusement étrangère à ce monde qui se vide de substance en se mécanisant, qui se durcit, devient impitoyable et monstrueux. De ce monde inhumain, des abîmes de douleur le séparent, lui qui ne sait que balbutier des mots d'amour, qui n'est que charité, qui ne saurait entretenir avec les hommes et avec les choses que des rapports profonds, fraternels, religieux, lui qui est l'accusation vivante de ce monde".
Voilà, Henri Perruchot a trouvé le mot. Par sa seule présence, Van Gogh accuse le monde, son inhumanité (après les paysans misérables, les mineurs, les prostituées, il va côtoyer aussi les fous des asiles psychiatriques), sa superficialité, son absence de spiritualité qui va de pair avec le manque de fraternité. Comme le Christ (qui n'a jamais fondé d'église ni de religion, ce sont les hommes qui les ont fondées, Jésus serait le premier surpris de découvrir ce que ses idéaux sont devenus), il est là pour gêner, pour déranger, pour accuser. Pour sauver ??? En tout cas, Van Gogh se présente vraiment comme quelqu'un de "non récupérable". Sauf par les fumiers qui se font du fric avec son œuvre, après l'avoir laissé mariner dans la misère la plus totale pendant toute sa vie : une seule toile vendue de son vivant, alors qu'il en a peint plus de mille, dont huit cent quatre-vont dix-sept ont été conservées.
Van Gogh est donc un de ces originaux comme je les aime. Et quel artiste, quelle humanité, quelle expressivité ! Que ce soit dans sa période brabançonne aux dominantes marron (ses fabuleux Mangeurs de pommes de terre), parisienne aux coloris plus variés (le Père Tanguy, ses Japonaiseries), arlésienne nettement plus lumineuse (qu'il peigne des ponts, des arbres en fleurs, des barques, des fleurs, la plaine de blé, de superbes portraits, les cafés, des natures mortes, etc...) ou auversoise torturée (quand il peint les cyprès, les iris, l'église, le Champ de blé aux corbeaux), ou quand il se peint lui-même (ses nombreux et extraordinaires autoportraits, dont l'autoportrait à l'oreille bandée), partout on sent cette intériorité qui lui permet de mieux saisir et comprendre la réalité qui l'entoure. Même quand on croit qu'il s'en éloigne : on a pu remarquer que ses portraits (le jeune médecin qui le soigne à Arles ou la fille de son aubergiste à Auvers) ressemblent à ce que ses personnages portraiturés sont devenus en vieillissant, comme s'il avait saisi ce qu'ils allaient devenir.
Chapeau, l'artiste ! Maintenant, je vais me lancer dans la relecture de ses Lettres à son frère Théo ; j'ai retrouvé chez un bouquiniste la même édition qui était dans la bibliothèque de la classe de philo, livre que j'avais lu pour préparer une dissertation sur "L'art et le réel". Je me l'emporte dans mon bagage de vacances !

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