il
est de certaines sensations silencieuses dont le vague n'exclut pas
l'intensité.
(Charles
Baudelaire, Le
confiteor de l'artiste,
in Le
spleen de Paris)
On
rencontre tous dans le courant de la vie des êtres lumineux,
originaux, lunaires, subtils, humains par tous leurs aspects, qui
nous apportent beaucoup, qui nous permettent peut-être d'apporter à
notre tour aux autres. Isabelle Jan était de ceux-là. Comme je ne lis plus la presse professionnelle c'est seulement aujourd'hui, en faisant
une banale vérification sur internet, que j'apprends
sa mort survenue au mois de février dernier. Isabelle Jan, éditrice, écrivain et
spécialiste de la littérature pour la jeunesse, était une femme
formidable qui m'a beaucoup donné, tant par les cours qu'elle
donnait en 1969/70 à l'École
nationale supérieure des bibliothèques que par l'animation des
multiples stages sur le livre pour la jeunesse organisés par « La
Joie par les livres », que j'ai faits sous sa tutelle dans les
années 70, ou par sa participation dans les jurys du certificat
d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire en spécialisation
jeunesse. Elle était la fille de Jean Cassou, un de ces grands
intellectuels de l'entre-deux-guerres, écrivain et poète,
conservateur du Musée d'art moderne, jusqu'à sa révocation par
Vichy, grand résistant (groupe du Musée de l'homme), et la nièce
du philosophe Vladimir Jankélévitch, dont elle utilisa la première
syllabe pour son pseudonyme.
Un des titres de la Bibliothèque internationale
Un des titres de la Bibliothèque internationale
Pour
le jeune homme ignorant de la littérature pour la jeunesse (et
d'ailleurs presque de la littérature tout court) que j'étais alors
(puisque je n'ai commencé à lire vraiment que vers douze ans, et
presque tout de suite des classiques pas spécialement écrits pour
les jeunes), elle fut une véritable initiatrice au service
des écrivains du monde entier, par la formidable collection
Bibliothèque
internationale
qu'elle dirigea chez Nathan, et qui me fit découvrir entre autres la
Finlandaise Tove Jansson (Moumine
le Troll,
et ses suites, resté un des mes dix livres favoris), l'Anglaise
Philippa Pearce (et son remarquable Tom
et le
jardin
de minuit),
la Suédoise Astrid Lindgren (Rasmus
et le vagabond),
l'Espagnole Ana-Maria Matute (Nin,
Paulina et les lumières dans la montagne),
l'Américaine Laura Ingalls Wilder (La
petite maison dans les grands bois),
la Japonaise Tomiko Inui (Le
secret du verre bleu)
ou le Français François Sautereau (le fabuleux Un
trou dans le grillage).
Son Essai
sur la littérature enfantine
(paru aux Éditions
ouvrières en 1969 pour la première fois), m'a soutenu dans mon
travail : Isabelle Jan avait elle-même été initiée dans ce
domaine par le fonds extraordinaire de la prestigieuse bibliothèque
de « L'Heure joyeuse », rue Saint Séverin à Paris. Mais
au hasard des conversations avec elle, dont le franc-parler, la
complicité intellectuelle étaient toujours stimulantes, elle m'a fait
lire aussi Jean-Jacques Rousseau (Julie
ou la nouvelle Héloïse,
me certifiant que c'était passionnant, et ce l'était), Makarenko (et son extraordinaire Poème pédagogique) ou l'Anglais
Sterne dont elle publia une édition critique du Livre
des snobs chez
GF Flammarion, aussi bien qu'apprécier La
flûte enchantée
de Mozart.
Critique,
elle a aussi écrit sur Alexandre Dumas, Andersen et Charles Dickens
(trois de mes auteurs-phares). Je suivais avec attention ses propres
écrits. J'ai eu le plaisir de la revoir une dernière fois vers 1987
au Salon du livre de Paris, où j'avais acheté son dernier roman (Le
Fin fond,
chez Ramsay), qu'elle me dédicaça de la façon suivante :
« pour Jean-Pierre Brèthes, lecteur, en dépit de son
métier ». Par sa fréquentation des professionnels des
bibliothèques, elle avait dû remarquer qu'une grande partie d'entre
nous ne lit pas grand-chose, voire rien (un comble, quand même). Je
viens d'apprendre qu'elle a également publié des poèmes que je
vais tâcher de me procurer.
Jamais
elle n'a pris les enfants pour des imbéciles, et elle serait sans
doute effrayée aujourd'hui par la profusion commerciale de cette
littérature, où le pire (énorme) côtoie le meilleur (très rare).
Elle m'a fait lire tous les grands classiques de la littérature pour
la jeunesse (Alice
au pays des merveilles,
les
Aventures de Tom
Sawyer
et Huckleberry
Finn,
Pinocchio,
Les
Contes du chat perché,
La
maison des
petits
bonheurs,
Le
merveilleux voyage de Nils Holgersson,
et bien d'autres), en me faisant prendre en compte leur dimension
littéraire et artistique, leur richesse psychologique et mythique.
Et surtout la vraie dimension de l'enfance, que seuls les grands
auteurs (Andersen, Collodi, Mark Twain, Marcel Aymé, Selma Lagerlöf,
Colette Vivier, entre autres) ont su intégrer
"dans
la continuité de la vie",
dans
"l’expression
sans cesse renouvelée de la condition humaine, serrée au plus près,
dans son étrangeté et sa banalité" :
d'où aussi son admiration pour Dickens.
Enfin, elle a aussi publié en 1975 une des meilleures anthologies de
poésie pour la jeunesse : Poèmes
de toujours pour l’enfance et la jeunesse
(aux Éditions
ouvrières).
Je
n'oublierai pas Isabelle Jan.
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