—Pourquoi
ne lis-tu rien de moderne ?
—Peut-être
parce que je n'aime pas être déçu. Si je lis un ouvrage qui
m'ennuie, je me sens vraiment floué. Avant, c'était différent :
j'avais du temps à revendre, et je retirais toujours quelque chose
d'une lecture, même ennuyeuse. Maintenant, j'ai seulement
l'impression d'avoir perdu mon temps. Peut-être que j'ai vieilli.
(Haruki
Murakami, Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil)
Je
viens de faire une cure de nos romanciers du XIXe.
Flaubert et son extravagant Bouvard
et Pécuchet
(lu sur ma liseuse, rarement autant ri en lisant un livre), Balzac et
son étonnant Enfant
maudit (trouvé
dans la bibliothèque de ma sœur). C'est fait aussi pour ça, les
vacances : revisiter les classiques, plutôt que de plonger dans
ces ineffables romans des plages qui, de toute façon, me tombent des
mains au bout de deux pages. Je pense aux lignes de Danielle
Sallenave : "L'accès
au livre, plus que tout, réclame des passeurs :
on vient au livre parce que quelqu'un vous y conduit. Et cela durant
toute la vie. Combien de fois avons-nous lu, et souvent aimé, un
livre parce qu'il nous venait de quelqu'un que nous aimions, en qui
nous avions confiance ? Mieux : qui nous avait fait, dans
tous les sens, le don de ce livre. Mais on a trop tendance à oublier
ou même à mépriser aujourd'hui tout ce qui relève des formes les
plus anciennes de la transmission : échange, contact, passage
de témoin, don"
(« Nous,
on n'aime pas lire »).
Là, j'ai été ravi au double sens du terme, c'est-à-dire plongé
dans l'enchantement, et aussi enlevé, soulevé de terre. Je causerai
de Flaubert une autre fois, restons-en au Balzac.
1591
en Normandie : Jeanne de Saint-Savin, dix-huit ans, mariée au
duc d'Hérouville, cinquante ans, va accoucher. Or, sept mois
seulement sont passés depuis son mariage. Le duc qui se sait peu
aimé de sa femme (à qui il fait très peur, par sa force, sa
laideur, sa voix) la soupçonne de l'avoir trompée avant le
mariage : elle était en effet amoureuse de son cousin Georges
de Chaverny, un huguenot. Elle a dû condescendre à ce mariage
arrangé. Elle est malheureuse. L'orgueil de caste de son mari, qui
veut un héritier mâle, mais venant de lui, et non pas d'un autre,
l'incite à inviter Beauvouloir, un rebouteur (mi-accoucheur,
mi-sorcier) pour assassiner l'enfant à la naissance. Mais l'homme a
pitié de Jeanne, et il convainc Hérouville de laisser vivre le
bébé : "Épargnez-vous
un crime, cet enfant ne vivra pas",
assurant ainsi le vœu de Jeanne. Étienne
naît donc, mais si chétif et fragile, que la mère ne veut pas s'en
séparer et lui donne le sein elle-même. Le père s'étant absenté
pour la guerre, Jeanne a quelques mois heureux, elle s'occupe de son
petit et le fait vivre. Mais au retour du mari, elle doit accepter
que l'enfant maudit soit relégué dans une chaumière de pêcheur
voisine du château, le père ne voulant pas le voir. Jeanne, de
nouveau enceinte, mène sa grossesse au bout cette fois, mais on lui
enlève l'enfant, Maximilien, que le père éduquera à sa façon
pour en faire un seigneur violent et sanguinaire. Les années
passent : Étienne,
élevé par sa mère, devient poète et musicien, il communie avec la
nature et le proche océan. Jeanne, dont la santé est précaire,
meurt. Étienne
est désormais livré à lui-même, n'étant secouru que par
Beauvouloir et un vieil écuyer de son père qui l'a pris en pitié.
Quand son frère Maximilien meurt de mort violente, le père prend
soudain conscience qu'il a un héritier, ce fils qu'il n'a jamais
voulu voir. Il souhaite marier Étienne,
mais Beauvouloir assure qu'il faut préparer cette âme pure au
mariage, et en l'absence du vieux duc, il lui fait rencontrer sa
propre fille, Gabrielle, tout aussi délicate qu'Étienne.
Les deux jeunes gens se plaisent dès la première rencontre. Cinq
mois enchanteurs passent entre eux. Mais le duc revient, avec cette
fois une riche héritière destinée à son fils. Il ose menacer
Gabrielle : "Au
moment où Étienne
vit la large main de son père armée d’un fer et levée sur
Gabrielle, il mourut, et Gabrielle tomba morte en voulant le retenir.
Le
vieillard ferma la porte avec rage, et dit à mademoiselle de
Grandlieu : — Je vous épouserai, moi ! — Et vous êtes
assez vert-galant pour avoir une belle lignée, dit la comtesse à
l’oreille de ce vieillard qui avait servi sous sept rois de
France".
Cet
extraordinaire roman bref de Balzac, à la fois roman historique,
terrifiant (gothique), sentimental, mystique et philosophique, est
une succession de scènes magnifiques : l'accouchement de Jeanne
d'Hérouville, qui ouvre le récit, est saisissant. Le portrait du
père, une sorte de Barbe-bleue, est impressionnant : "S'il
avait en exécration les beaux hommes, il n'en détestait pas moins
les gens débiles chez lesquels la force de l'intelligence remplaçait
la force du corps. Pour lui plaire, il fallait être laid de figure,
grand, robuste et ignorant". L'éducation
d'Étienne
par sa mère, qui veut en faire un prolongement d'elle-même,
favorise tout un développement sur l'inconscient, les relations
entre le physique et le moral : "Comme
tous les hommes de qui l'âme domine le corps, il avait la vue
perçante", peut-on lire ou plus loin : "Était-il
fatigué ? Sa délicatesse instinctive l'empêchait de se
plaindre".
Même si Jeanne est vertueuse, elle ne pensait pas moins à son
amoureux quand Étienne
fut conçu. Et elle finit par le rendre semblable à son "fiancé"
disparu, elle en fait un être cultivé, sensible, quasi angélique.
Quand il rencontre Gabrielle, être aussi séraphique que lui,
Étienne
réalise "le
délicieux rêve de Platon, il n'y avait qu'un être divinisé".
Enfin,
la naissance de l'amour, chez les deux jeunes gens, figure parmi les
pages les plus intimes que Balzac ait écrites dans ses romans :
"ils
restaient l'un et l'autre étonnés et silencieux, car l'expression
des sentiments est d'autant moins démonstrative qu'ils sont plus
profonds".
Dans ce magnifique roman d'amour, la pureté s'impose : "Il
est dans l’amour un moment où il se suffit à lui-même, où il
est heureux d’être. Pendant ce printemps où tout est en bourgeon,
l’amant se cache parfois de la femme aimée pour en mieux jouir,
pour la mieux voir ; mais Étienne
et Gabrielle se plongèrent ensemble dans les délices de cette heure
enfantine"
[...]
"Les
caresses vinrent, lentement, une à une, mais chastes comme les jeux
si mutins, si gais, si coquets des jeunes animaux qui essaient la
vie. Le sentiment qui les portait à transporter leur âme dans un
chant passionné les conduisit à l’amour par les mille
transformations d’un même bonheur. Leurs joies ne leur causaient
ni délire ni insomnies. Ce fut l’enfance du plaisir grandissant
sans connaître les belles fleurs rouges qui couronneront sa tige.
Ils se livraient l’un à l’autre sans supposer de danger, ils
s’abandonnaient dans un mot comme dans un regard, dans un baiser
comme dans la longue pression de leurs mains entrelacées".
Aujourd'hui,
où dans bien des sociétés des enfants sont encore rejetés, parce
que jumeaux, albinos, ou paraissant illégitimes, ou tout simplement
parce que ne ressemblant pas aux désirs des parents, il est bon de
se replonger dans L'enfant
maudit (on
le trouvera dans Nouvelles
et contes,
tome 1, 1820-1832,
chez Gallimard, collection Quarto,
ou
sur internet dans
http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Enfant_maudit).
D'ailleurs, ne sommes-nous pas tous un peu maudits, forcément
tellement différents de nos parents ? Cette part maudite, elle
est en nous. Elle est précieuse, cette part, c'est elle qui nous
rend originaux, spéciaux, qui fait la richesse et la variété de la
vie humaine. Et qui fait que, heureusement, on ne se ressemble pas tous !
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