À
terre, disait MacDuff, on s'imagine toujours être plus important que
ce que l'on est en réalité. On essaie de laisser des marques, aussi
bien dans l'esprit des autres que devant l'éternité. Sur mer, on
sait que cela ne sert à rien.
(Björn
Larsson, Le cercle celtique)
Irai-je à Venise, dans mon état ? Oui, j'avais le feu vert du médecin, qui me dit : "Au moins, quand vous serez là-bas, vous oublierez votre prostate !" De plus, j'avais payé ma place et celle d'Igor, que j'avais invité. Et ça commençait mal : il devait me rejoindre dans le train en gare de Poitiers, le train s'arrête, personne ne monte dans ma voiture dont je lui avais donné le numéro ! Je me lève, regarde sur le quai : personne, et le train repart ! J'enfile les couloirs, vais jusqu'au bout du train. Je le découvre, en train de pleurer, désemparé : "Je me suis endormi à la gare, et réveillé par le haut-parleur, je n'ai pas retrouvé ma valise, on me l'a volée ! Et j'avais mon argent dedans !" C'est bien d'Igor, ça. Comme c'est moi qui ai tous les billets de train et d'avion, je lui réponds "C'est pas grave ! T'as tes papiers, et surtout tes médicaments ?" Il me fait signe que oui, dans sa sacoche qu'il avait sur lui. "Tout va bien alors, pour le reste tu prendras de mes vêtements pour la rechange, et on lavera nos sous-vêtements au fur et à mesure dans notre chambre d'hôtel ! Et je te donnerai de l'argent de poche pour chaque jour."
Car Venise est aussi pour moi comme un lieu de retraite, une sorte de cargo immobile, de monastère (d'ailleurs, mon hôtel, la Domus Ciliota, est un ancien couvent reconverti en hôtellerie), c'est, malgré la multiplicité des touristes, un lieu spirituel, non seulement parce qu'il y a une quantité incroyable d'églises, de musées, de lieux où souffle l'esprit, mais parce que la beauté nous pénètre, nous entoure et qu'on finit par se sentir soi-même beau (prostate ou pas !) : tout est beau, les maisons, les palais, les églises, les canaux, les gondoles, les ponts (hou là là, avec ma prostate qui sifflait, le nombre de marches à grimper était effroyable, aussi dès le deuxième soir ai-je enlevé ma poche et bouché le conduit évacuateur comme me l'avaient montré les médecins et infirmiers, puisque de nouveau je pissais presque normalement), les places (campo, campiello, piazza, selon leur dimension), les quais, les jardins, les lieux d'art, la lagune, les plages du Lido, la poste même (où stoïquement, j'ai pris un n° d'ordre et attendu qu'on veuille bien me servir en timbres, 40 minutes d'attente !), les gens, extraordinairement aimables (ou est-ce une illusion ?) malgré mon italien incertain (quelques mots seulement), la lumière, la nuit, jusqu'à notre groupe qui s'inquiétait de mon état... Et surtout de celui d'Igor, cet ami de Poitiers que j'avais invité à m'accompagner, et qui est à un stade avancé du SIDA. Ma manière à moi de ne pas être trop égoïste : qu'aurait fait ma grand-mère, me dis-je ? Bien sûr qu'elle l'aurait invité !
Igor, et son éternel chapeau
Eh
bien, ma recherche du temps perdu a continué. Car au fond, Venise,
c'est un peu ça. Pour moi, un lieu de pèlerinage : il y a dix
ans, nous y étions, Claire et moi, un peu noyés dans cet endroit où
on n'a pas l'impression d'être à terre. Nous l'avions sillonnée de
long en large, pris x fois le vaporetto, et bien sûr, cette fois
encore les souvenirs des temps heureux ont surgi. Car Venise est aussi pour moi comme un lieu de retraite, une sorte de cargo immobile, de monastère (d'ailleurs, mon hôtel, la Domus Ciliota, est un ancien couvent reconverti en hôtellerie), c'est, malgré la multiplicité des touristes, un lieu spirituel, non seulement parce qu'il y a une quantité incroyable d'églises, de musées, de lieux où souffle l'esprit, mais parce que la beauté nous pénètre, nous entoure et qu'on finit par se sentir soi-même beau (prostate ou pas !) : tout est beau, les maisons, les palais, les églises, les canaux, les gondoles, les ponts (hou là là, avec ma prostate qui sifflait, le nombre de marches à grimper était effroyable, aussi dès le deuxième soir ai-je enlevé ma poche et bouché le conduit évacuateur comme me l'avaient montré les médecins et infirmiers, puisque de nouveau je pissais presque normalement), les places (campo, campiello, piazza, selon leur dimension), les quais, les jardins, les lieux d'art, la lagune, les plages du Lido, la poste même (où stoïquement, j'ai pris un n° d'ordre et attendu qu'on veuille bien me servir en timbres, 40 minutes d'attente !), les gens, extraordinairement aimables (ou est-ce une illusion ?) malgré mon italien incertain (quelques mots seulement), la lumière, la nuit, jusqu'à notre groupe qui s'inquiétait de mon état... Et surtout de celui d'Igor, cet ami de Poitiers que j'avais invité à m'accompagner, et qui est à un stade avancé du SIDA. Ma manière à moi de ne pas être trop égoïste : qu'aurait fait ma grand-mère, me dis-je ? Bien sûr qu'elle l'aurait invité !
Igor affalé sur son lit, dans notre chambre
Bref,
je n'ai pas eu le temps de m'ennuyer. Nous n'avons suivi qu'une seule visite
organisée par le groupe, ce fut le voyage vers les îles du nord,
Murano, Burano, Torcello. Mais j'ai vite compris que si nous n'allions
pas à notre propre allure, à moi avec ma prostate et à Igor dans son état, nous serions éreintés : le
piétinement des visites m'est devenu très pénible ; et lui-même n'est pas bien fier ; malgré ses trente-six ou sept ans, il a la démarche d'un vieux ! Ce soir-là, à
huit heures nous étions au lit ! Les autres soirs, à neuf,
remarquez...
Le pont du Rialto, vu du Vaporetto :
un des lieux préférés d'Igor
Et
puis, il y a eu la Mostra, autrement dit le festival de cinéma.
Compte tenu de mon état, du fait qu'Igor était avec moi, qui ne connaissait pas Venise, j'ai privilégié les balades de découverte
et le repos, et en huit jours nous n'avons vu (Igor a beaucoup somnolé pendant les films) que douze films, ce qui est peu
dans un festival, où une moyenne de deux à trois par jour est
courante, voire quatre pour certains membres du groupe. J'ai apprécié
les rétrospectives, avec le film de Rosi, L'affaire
Mattéi
(la grande époque du cinéma politique italien des années 70),
celui, magnifique, académique si l'on veut (mais qui a moins vieilli
que certains Godard ou Truffaut) de Jean Delannoy, Dieu
a besoin des hommes (ces
deux films déjà vus autrefois, mais en belles copies restaurées)
et Fanny et Alexandre,
un des derniers films de Bergman, son testament peut-être, que je
n'avais jamais vu ! Sublime !
Le Grand canal
Parmi
les films français vus, un qui vient de sortir en France, Cherchez
Hortense,
comédie assez noire sur les désillusions du couple (Claude Rich
irrésistible en vieux libidineux), les nouveaux films d'Assayas,
Après-mai
(prix du scénario, un film sur les années 70), de Solveigh Anspach,
Queen of Montreuil,
très joli film sur le veuvage et le deuil, et surtout celui de
Manoel de Oliveira qui, à cent trois ans, signe un film que j'ai
trouvé bouleversant, Gebo
et l'ombre.
Théâtral, certes (tiré d'une pièce de théâtre portugaise), mais
d'une grande beauté et d'un calme qui ne plaira pas aux jeunes (pas
comme ces films hollywoodiens avec dix plans à la seconde, ici, les
plans sont longs et souvent fixes !), avec Michaël Lonsdale,
Claudia Cardinale et Jeanne Moreau.
Venir
à Venise sans voir de film italien serait absurde, surtout que si
peu sortent en France. J'ai donc vu le nouveau film de Marco
Bellochio, Bella
adormentata [La belle endormie],
qui traite du thème de l'euthanasie, avec plusieurs intrigues
entrecroisées ou plutôt parallèles. J'ai bien aimé. Une
manifestation de catholiques intégristes, contre le film bien sûr,
nous a surpris à la sortie de la salle. Bien entendu, ils n'avaient
pas vu le film ! Mais chantaient des cantiques en latin pour
exorciser le réalisateur et les spectateurs qui avaient eu
l'outrecuidance de venir le visionner ! Et puis un étonnant
film sarde de Salvatore Mereu, Bellas
mariposas,
sur les jeunes des banlieues de Cagliari. Et particulièrement les
très jeunes filles de douze ans : j'ai été frappé de voir à
quel point la société actuelle, avec la télévision, les
portables, la pornographie, le comportement irresponsable des
adultes, prive la jeunesse de son enfance, ce qui m'a rappelé le
beau livre de Danièle Sallenave, « Nous,
on n'aime pas lire », où
elle écrit : "la
violence des filles est terrible. Elles se défendent, disent
certains. Elles imitent le modèle masculin diront les autres"
et "Subir
dès l'âge de treize ans l'assaut d'images d'une sexualité
extrêmement violente ne peut pas être sans conséquence, ni sur
l'avenir de ces enfants, ni surtout sur leurs rapports au présent,
jusque dans les salles de cours".
Oui, un film terrifiant sur les jeunes d'aujourd'hui, filles et
garçons, et aussi sur leurs parents !
Enfin,
dans les cinématographies exotiques, le très beau film arabe
Wadjda,
d'une réalisatrice d'Arabie saoudite, Haifa Al Mansour, qui raconte
les aventures d'une fillette qui voudrait faire du vélo, chose pas
correcte pour les filles dans ce pays. Pour se payer le vélo qu'elle
a repéré dans une boutique et qu'elle a réservé auprès du
marchand, elle décide de participer à un concours de récitation
coranique, elle qui jusque-là, n'accordait aucune importance à la
religion. Elle fait donc l'effort d'apprendre par cœur les
sourates du programme, se soumet à la diction de l'arabe classique
et à la manière de presque chanter les sourates. Elle gagne le
concours doté d'un prix de 1000 riyals (le vélo en valait 800).
Mais quand le professeur lui demande quel est son projet, elle a le
malheur de dire la vérité et s'entend rétorquer que le vélo n'est
pas pour les filles, et donc qu'il vaudra mieux envoyer cet argent à
« nos frères palestiniens ». Elle rentre chez elle
dépitée. Je vous laisse voir la très belle fin quand le film
passera en salle ou à la télé sur Arte. Film très simple, d'un
réalisme à la De Sica, d'une humanité profonde et qui en dit long
sur ce pays.
Le
film de Jazmin Lopez, cinéaste argentine, coproduit par Arte,
Leones,
décrit l'errance de cinq jeunes gens dans une forêt à la recherche
d'une maison, puis en route vers le bord de la mer. Très beau, mais
abscons comme certains Godard. Je garde pour la fin le film chinois :
Fly with the crane,
de Li Ruijun, très belle méditation sur la vieillesse. L'histoire
d'un vieux qui souhaite être enterré dans son village selon les
rites ancestraux et non pas incinéré à la ville comme le veulent
désormais les autorités. Bouleversant : le vieil homme que ses
enfants jugent sénile parce qu'il n'accepte pas la nouveauté, est
aidé par ses deux petits-enfants, un garçon et une fillette de huit
ans environ, délurés, qui, eux, le comprennent.
Vous
comprenez qu'en dehors du film français, on ne rigolait pas beaucoup
à Venise, encore que bien sûr, je n'ai vu qu'une petite partie des
films projetés. Mais certains membres du groupe auraient souhaité
voir plus de comédies et étaient dépités... Moi pas, j'y ai
oublié ma prostate et ses sifflements, qui n'étaient rien en
comparaison des difficultés que rencontraient les personnages des
films, souvent très sombres, que j'ai vus. Et j'ai beaucoup ri en me
promenant dans Venise avec Igor, car la beauté et la compagnie procurent de la joie.
entre deux jours à la Mostra, une vue d'un des plus beaux palais,
devenu la Fondation Prada, sur le Grand canal
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