Je voudrais terminer l’année sur un auteur évident, qui a érigé l’écriture en arme. Je n’ai jamais vraiment cessé de le lire. J’ai récemment renoué avec lui, pour lire à haute voix deux poèmes : Mon père, ce héros, et Les pauvres gens. Mais aussi pour me replonger dans Les misérables. Avec un bonheur de lecture inaltéré. Je redeviens le gamin de quinze ans qui découvrait ce livre-fleuve-épopée-somme...
L’exposition : Un juste – il s’agit de Monseigneur Myriel, est fabuleuse. Au sens propre, c’est une fable, et qui a beaucoup à nous apprendre ! Pourquoi ? Parce qu’on y voit l’évangile en action. Je ne sais pas qui me disait récemment : l’évangile n’est pas une idéologie qui a failli, puisque tout simplement la bonne nouvelle n’a jamais été vraiment appliquée. Est-elle inapplicable ? C’est à voir.
Ecoutons Monseigneur Myriel : "À ceux qui ignorent, enseignez-leur le plus de choses que vous pourrez ; la société est coupable de ne pas donner l'instruction gratis ; elle répond de la nuit qu'elle produit." Victor Hugo commente un peu plus loin, à propos de sa façon d’agir : Je soupçonne qu'il avait pris cela dans l'Évangile.
Plus loin, à propos de la peine de mort, et après que Monseigneur Myriel ait assisté un malheureux guillotiné :
L'échafaud, en effet, quand il est là, dressé et debout, a quelque chose qui hallucine. On peut avoir une certaine indifférence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu'on n'a pas vu de ses yeux une guillotine ; mais si l'on en rencontre une, la secousse est violente, il faut se décider et prendre parti pour ou contre. Les uns admirent, comme de Maistre, les autres exècrent, comme Beccaria. La guillotine est la concrétion de la loi ; elle se nomme vindicte ; elle n'est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l'aperçoit frissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les questions sociales dressent autour de ce couperet leur point d'interrogation. L'échafaud est vision. L'échafaud n'est pas une charpente, l'échafaud n'est pas une machine, l'échafaud n'est pas une mécanique inerte faite de bois, de fer et de cordes. Il semble que ce soit une sorte d'être qui a je ne sais quelle sombre initiative ; on dirait que cette charpente voit, que cette machine entend, que cette mécanique comprend, que ce bois, ce fer et ces cordes veulent. Dans la rêverie affreuse où sa présence jette l'âme, l'échafaud apparat terrible et se mêlant de ce qu'il fait. L'échafaud est le complice du bourreau ; il dévore ; il mange de la chair, il boit du sang. L'échafaud est une sorte de monstre fabriqué par le juge et par le charpentier, un spectre qui semble vivre d'une espèce de vie épouvantable faite de toute la mort qu'il a donnée.
Aussi l'impression fut-elle horrible et profonde ; le lendemain de l'exécution et beaucoup de jours encore après, l'évêque parut accablé. La sérénité presque violente du moment funèbre avait disparu : le fantôme de la justice sociale l'obsédait. Lui qui d'ordinaire revenait de toutes ses actions avec une satisfaction si rayonnante, il semblait qu'il se fît un reproche.
Par moments, il se parlait à lui-même, et bégayait à demi-voix des monologues lugubres. En voici un que sa soeur entendit un soir et recueillit : – Je ne croyais pas que cela fût si monstrueux. C'est un tort de s'absorber dans la loi divine au point de ne plus s'apercevoir de la loi humaine. La mort n'appartient qu'à Dieu. De quel droit les hommes touchent-ils à cette chose inconnue ?
Dans un autre passage, il brave les préjugés de la population locale en se rendant au chevet d'un vieux conventionnel agonisant ; les deux hommes évoquent longuement la Révolution française ; si Mgr Myriel ne peut accepter 93 (titre d'un autre beau roman de Hugo), le sang versé et la mort du roi, il entrevoit par cette discussion la grandeur des idéaux révolutionnaires : il s'agit de se débarrasser du véritable tyran, c'est-à-dire de la fin de la prostitution pour la femme, la fin de l'esclavage pour l'homme, la fin de la nuit pour l'enfant.
Voilà : au moment où un peu partout dans le monde, de nouveaux misérables (pas des miséreux, mais des misérables dans le sens de méchants) appliquent la peine de mort de façon effrayante et récurrente : meurtres, guerres, viols (qui sont une autre forme d’assassinat), attentats…, Victor Hugo a beaucoup à nous apprendre par la voix et par la geste de cet évêque surprenant, qui vit l’évangile et l’applique. Songeons qu’il ne ferme jamais sa demeure ! Que loin de rejeter un bagnard, il le traite en invité de marque, sortant les couverts et chandeliers d’argent. On pourra trouver tout cela artificiel, trop moraliste, trop parfait. Ça me paraît plutôt rafraîchissant !
Même le grand Baudelaire a apprécié : Donc Monseigneur Bienvenu, c'est la charité hyperbolique, c'est la foi perpétuelle dans le sacrifice de soi-même, c'est la confiance absolue dans la Charité prise comme le plus parfait moyen d'enseignement. Il y a dans la peinture de ce type des notes et des touches d'une délicatesse admirable. On voit que l'auteur s'est complu dans le parachèvement de ce modèle angélique. Monseigneur Bienvenu donne tout, n'a rien à lui, et ne connaît pas d'autre plaisir que de se sacrifier lui-même, toujours, sans repos, sans regret, aux pauvres, aux faibles et même aux coupables. […] Les Misérables sont donc un livre de charité, un étourdissant rappel à l'ordre d'une société trop amoureuse d'elle-même et trop peu soucieuse de l'immortelle loi de fraternité; un plaidoyer pour les misérables (ceux qui souffrent de la misère et que la misère déshonore), proféré par la bouche la plus éloquente de ce temps. Malgré tout ce qu'il peut y avoir de tricherie volontaire ou d'inconsciente partialité dans la manière dont, aux yeux de la stricte philosophie, les termes du problème sont posés, nous pensons, exactement comme l'auteur, que des livres de cette nature ne sont jamais inutiles.
Oui, si les librairies et les bibliothèques regorgent de livres inutiles, il en est qui sont des phares qui rayonnent à jamais, et Les Misérables sont de ceux-là. Et tant pis pour les puristes qui n'aiment pas les bons sentiments ! Ces derniers nous aident pourtant à vivre...