dimanche 21 mai 2023

21 mai 2023 : départs et rencontres

 

Nous savons toujours à quel point nous sommes les jouets d’un hasard sournois.

(Fabio Viscogliosi, Je suis pour tout ce qui aide à traverser la nuit, Stock, 2009)



C’est le retour des paquebots à Bordeaux, le quatrième déjà, cette année. J’adore les regarder arriver ou partir, c’est selon, il faut que je sois libre à ces heures-là. Le pont-levant Chaban-Delmas s’ouvre avant et se ferme après le passage du navire. Il y a deux ans, ce fut l’occasion de rencontrer deux personnages qui, eux aussi regardaient le départ d’un paquebot. J’avais rédigé le texte suivant :


Je suis à vélo sur les quais, je rentre chez moi, après avoir bu un café au GEM (Groupe d’entraide mutuelle, lieu où je participe à un atelier d’écriture). Je sais qu'un paquebot va repartir et je veux l'observer voguant sur la Garonne jusqu'au Pont Chaban.

Et là, en train de regarder le navire s'ébranler, assis sur une murette, je vois un vieux monsieur. Je m'arrête à côté de lui et l'interroge.

« Vous aimez voir les gros bateaux ?

Jeune homme, j'ai 93 ans, et j'ai été moi-même marin ; j'ai commandé des petits cargos qui cabotaient dans la Méditerranée, puis des plus gros, des cargos mixtes qui faisaient le trajet Bordeaux-Abidjan. Ensuite, j'ai été pilote ici au port, où j'ai fini ma carrière. »

Son visage s'éclaire quand il parle de sa jeunesse au milieu des mers... Quand je lui dis que j'ai fait des voyages en cargo, il reprend la parole :

« Mais tu es un marin, toi aussi alors ! Moi, je viens toujours m'asseoir ici pour voir arriver et repartir les paquebots, et même les voiliers ! Ça me rajeunit ! »

Le paquebot s'est ébranlé, je serre la main du vieux marin, reprends mon vélo. Je lui dis :

« Je vais le suivre jusqu'au pont ! Qui sait, on se reverra peut-être, au prochain navire qui viendra ici... »

J'arrive au niveau des Hangars (grands bâtiments des quais où on stockait les marchandises débarquées des cargos) où je croise un autre cycliste en train de suivre le passage du bateau. Il est vêtu de façon bizarre, tous ses vêtements sont noirs : un tricorne de pirate avec une tête de mort cousue dessus, une chemise, une veste en cuir, une jupe et des bas résille. Forcément, il attire la curiosité. Je m'arrête et le salue. Je me présente. On cause.

« J'ai soixante-six ans, j'ai longtemps fait des séjours en hôpital psy jusqu'au jour où j'ai admis ma nature, probablement queer comme on dit aujourd'hui... Là, je veux suivre le navire jusqu'au pont.

Moi aussi. »

On file jusqu'au pont-levant, et on s'arrête. Tout en reluquant l''avancée du bateau, je lui parle des mes voyages en cargo. Je lui dis que les paquebots ne m'intéressent pas, trop de foule. Mais sur un petit navire, pourquoi ne pas tenter une croisière ? Le vieux pilote de tout à l'heure m'a dit qu'une fois à la retraite, il a pu se payer deux croisières, l'une en Méditerranée, l'autre sur les côtes de Norvège. Il m'a mis l'eau à la bouche.

« J'aimerais bien aller sur un cargo, comme toi ! On fait comment ? »

Tout en regardant disparaître le paquebot au-delà du pont, je lui raconte comment je m'y suis pris. Je lui dis que c'est assez cher, mais que les cabines sont confortables, qu'il faut aimer la solitude, car on ne doit pas embêter trop l'équipage. Que c'est sympa, en fin de compte. Mais j'ajoute qu'il ne faudra pas monter à bord, habillé comme il est, sauf dans sa cabine où il fera ce qu'il voudra.

On se quitte. Je lui souhaite bon vent, comme je l'avais fait au vieux marin, quelques instants auparavant.

            Je suis toujours prêt aux rencontres insolites ; là, j'ai été servi ! Il suffit d'oser parler quand une occasion se présente. Cette fois, je suis enchanté. Je ne les ai jamais revus, mais l'émotion me submerge quad j'y repense.

                                 Le pont-levant : la partie centrale monte pour laisser passer les gros bateaux
 

        Je ne suis pas près d’arrêter de faire ces rencontres éphémères, souvent étonnantes. C’est le lot de tous les solitaires qui n’ont pas peur de l’inconnu, et de mes nombreux déplacements en solo, à pied, à vélo, en transport en commun...

 

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