Bien des choses qui passent pour bonnes chez un peuple ne sont pour un autre que honte et dérision ; voilà ce que j’ai découvert. J’ai vu souvent appeler mauvaises des choses qu’ailleurs on drapait de la pourpre des honneurs.
(Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Geneviève Bianquis, Flammarion, 2020)
C’était pendant l’été 1973, il y a cinquante ans, que j’ai découvert mes premiers Polonais. J’avais adhéré au cours de l’hiver précédent, à la suite d’un article du Courrier de l’Ouest, à l’Association de l’Auberge de jeunesse (AJ) de Trélazé. Nous nous réunissions chaque semaine dans une salle de la MJC d’Angers pour discuter (on avait l'âge de refaire le monde), chanter des chansons (j'y ai appris Les canuts, par exemple) et préparer l’ouverture de ladite Auberge prévue pour le 1er juin. Je connaissais les AJ depuis ma lecture de Jean Giono sur l’aventure du Contadour, la lecture de la série de romans cévenols de Jean-Pierre Chabrol, Les rebelles, puis j'y avais dormi pendant mon voyage en Écosse de juin-juillet 1971 avec trois filles condisciples de l’École des Bibliothèques, puis pendant ma randonnée à vélo à travers les Alpes et le Massif central l’année suivante.
Notre petit groupe était mené par John, un jeune Américain qui avait refusé d’aller combattre au Vietnam et qui jouait bien de la guitare, sa fiancée Marie, et leur ami ouvrier maçon, Jacques, qui reprenait ses études le soir par correspondance avec l’aide de John, et que j’ai incité à venir s’inscrire à la Bibliothèque municipale d’Angers, où je travaillais alors. Je devins le quatrième mousquetaire. En mai, nous fîmes une randonnée à vélo pour le week-end de l’Ascension, dormant dans la paille au-dessus des étables, avec l’accord des paysans. J’agrémentais les soirées par la lecture à haute voix du roman de Giono Regain. À la fin du mois, nous montâmes les tentes de l’Armée américaine sous les pins qui entouraient les étangs des ardoisières abandonnées de Trélazé, à l’écart du village : nous étions bien tranquilles. Une eau transparente avait rempli les étangs des carrières d’ardoises : nous nous y baignâmes nus pendant tout l’été. L’AJ ouvrit et de nombreux jeunes venaient y passer une ou plusieurs nuits. Nous préparions les repas du soir, offerts au prix coûtant aux Ajistes. Nous achetions des sacs de riz, des légumes et des œufs bio aux paysans du coin. Le prix était modique pour la nuit (plus le petit déjeuner) sous ces tentes collectives, où je dormis tout l’été, tout en allant travailler la semaine à la bibliothèque, distante de 8 km environ.
Et c’est là que débarquèrent un beau jour du mois d’août Piotr et Maria, un couple de jeunes Polonais. Rapidement, je sympathisais avec eux : j’étais de tous les Européens de l’Ouest qu’ils avaient rencontré le seul qui connaissait et avait lu des auteurs polonais, me dirent-ils ! Ils parlaient anglais, et donc s’entendirent bien aussi avec John. Comme ils étaient à court d’argent pour continuer leur périple, avec John et Jacques, nous les emmenâmes chez un de nos fournisseurs de fruits qui avait besoin de bras pour cueillir les pommes de son verger. Nous nous entendîmes sur le prix à leur payer. Ce qui l’arrangeait, car il n’avait pas besoin de payer des charges sociales !
Lucile et moi à Cracovie en 2003
Mais quand les deux semaines de cueillette furent finies, il refusa de payer le prix convenu. Nous vînmes en force avec nos deux Polonais et avons exigé qu’il leur paie comme prévu dans nos discussions avant embauche. De mauvaise grâce, il leur fit un chèque au porteur, sachant pertinemment que Piotr et Maria ne pourraient pas l’encaisser. Je m’en suis chargé et je leur ai versé en liquide le fruit de leur travail. C’est alors qu’ils m’invitèrent à venir en Pologne l’année suivante, en remerciement de mon aide. Nous avons dès lors correspondu et en mai 1974, je fus invité pour trois semaines dans la famille de Piotr. Ce fut le début de mes aventures polonaises. Car c’en était vraiment une à l’époque d’aller derrière le rideau de fer.
J’y suis allé en train. On m’accompagna à la gare de l’Est, je n’en menais pas large, sachant que j’aurais un changement de train à Wrocław en pleine nuit (3 h du matin) : heureusement, j’ai trouvé un cheminot polonais qui avait travaillé en France dans les années 30 et qui n’avait pas oublié le français. Je débarquais à Cracovie (Kraków) à 7 h du matin : Piotr m’attendait à la gare et m’emmena chez ses parents. J’y trouvai son jeune frère, Marcin, qui étudiait le français au lycée. J’ai visité longuement Cracovie, puis je suis allé tout seul dans les montagnes du sud, dans un hôtel de Zakopane, et enfin j’ai passé quelques jours à Varsovie chez un ami de Piotr. Ce dernier m’emmena aussi au théâtre voir une pièce de Witkiewicz, le grand dramaturge, ainsi qu’au cirque, sans compter les innombrables musées, les mines de sel de Wieliczka, et Auschwitz. J’ai fait la connaissance de la grand-mère, originaire de la partie polonaise de l’Ukraine ; elle avait appris le français avant le guerre de 14, et le rafraîchissait en relisant chaque année Colas Breugnon, de Romain Rolland, notre prix Nobel de 1915.
carte sur wikipedia : les parents habitent Cracovie, Michal et sa famille Gdynia sur la mer Baltique
L’année suivante, j’y retournais avec l’aînée de mes sœurs et son mari, cette fois en automobile, et nous fîmes le tour du pays, avec Marcin pour guide ; nous campions, allâmes jusqu’à la Mer Baltique. Depuis, j’y suis retourné avec Claire et Lucile en avril 2003, puis tout seul en 2011, sur le chemin de Saint-Petersbourg. Piotr était mort d’une tumeur au cerveau en 1983. Marcin et son épouse Grazyna sont venus nous voir à Auch en 1979, ils ont eu un garçon, Michal, né en juillet 1986, en même temps que notre Lucile. Quand Michal a eu douze ans, ses parents nous l’ont envoyé en France un mois tous les étés de 1998 à 2002 pour qu’il apprenne le français, ce qu’il fit avec facilité. Cette dernière année, Marcin et Grazyna sont venus le rechercher et nous avons passé ensemble une belle semaine dans les Pyrénées centrales.
Tout au long de ces années, nous avons entretenu l’amitié par des lettres, puis des e-mails, des colis de livres réciproques ou de menus objets. Ils me firent ainsi connaître la poétesse Wisława Szymborska, prix Nobel 1996. Maintenant retraité de l’enseignement du français (elle en lycée, lui à l’université), le couple des parents a profité des vœux de fin d’année pour m’inviter à venir, et j’ai sauté sur l’occasion, ayant à peine aperçu leur fils nouvellement marié en 2011. Je pense qu’il doit se souvenir de ses vacances en France où nous l’avons trimbalé de Noirmoutier à Paris, des Pyrénées au Massif central et je vais faire connaissance de ses trois enfants. Je pense qu’il a dû souffrir d’être fils unique, l’ayant vu si content d’avoir trouvé une fratrie en été chez nous.
Armoiries de la Pologne : l'aigle royal
À suivre...
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