Son visage s’est creusé, sa peau n’a plus la même couleur, son corps s’est amoindri, son équilibre semble plus précaire. Je ne dois rien laisser voir de la douleur que cette image suscite…
(Delphine de Vigan, Les gratitudes, J.C. Lattès, 2019)
Je connaissais Philippe Bouquet depuis les années 80, de par mes lectures de littérature suédoise (j’en ai été particulièrement friand à partir des années 80), dont il fut un traducteur prolifique. Mais je ne l’ai connu en chair et en os qu’après la publication de mon livre D’un auteur l’autre. Il avait dû repérer sur internet qu’un des chapitres de mon livre était consacré à Joseph Kjellgren, dont trois titres avaient été traduits par ses soins. Il a dû se procurer mon adresse mail par mon éditeur, L’Harmattan, et en 2011, je trouvais dans ma boîte aux lettres électronique, un courrier de sa part.
Il me communiquait à la fois sa satisfaction qu’on écrive quelques pages sur cet écrivain, et sa stupéfaction. Les hommes de l’Émeraude était paru en 1980, c’était une de ses premières traductions, et me disait-il, « ce fut un four ! Il s’en vendit à peine 200 exemplaires. » Résultat, il dut attendre 1991 pour faire paraître le second volume, La chaîne d’or, toujours chez le même éditeur, Plein chant. Il me disait encore, « je ne m’attendais pas, vingt et trente ans après, à ce qu’on s’intéresse encore à cet auteur et à ses livres ».
Ce fut le début d’une longue amitié, d’abord épistolaire. Puis, vers 2012, il m’a invité et j’ai pu le voir au Mans, où il coulait une retraite studieuse de professeur d’université et continuait de traduire (il a plus de 150 traductions de poésie, d’essais et surtout de romans à son palmarès). D’ailleurs, une dizaine de ses traductions sont toujours inédites. Je l’ai revu à Paris, à l’Institut suédois de Paris, où il présentait une conférence-lecture sur Eyvind Johnson, un écrivain prolétarien suédois qui eut le prix Nobel en 1974. On s’est revu deux ou trois au Mans où à 80 ans, il m’annonça qu’il se mettait en retraite de la traduction. Puis il déménagea avec son épouse en 2020 à Montpellier, où je suis allé le voir deux fois par an.
La dernière fois, ce fut en octobre dernier, où, très affaibli par un infarctus sévère, il balbutiait des paroles peu compréhensibles, lui qui maniait si bien la langue française, aussi bien que l’anglais qu’il a enseigné à l’Université de Caen, ou que le suédois. Je me suis efforcé de ne pas montrer ma surprise ni mon effroi, et de ne pas laisser paraître la peine et l’affliction qu’il me causait. Mais je l’ai quitté bouleversé.
Outre
ses nombreuses traductions d’écrivains prolétariens (sur qui il
avait fait sa thèse, publiée en trois volumes chez Plein chant) ;
il a aussi introduit en France les polars suédois, avec le duo
Sjöwall-Wahlöö (publié chez 10/18), il introduisit la Sage des émigrants de Moberg et il fut un des premiers à faire connaître Henning Mankell. Mais son auteur fétiche était le sombre
et tourmenté Stig Dagerman, et
il aimait aussi beaucoup Björn Larsson, l’écrivain maritime qui
fut son ami.
Merci à toi, Philippe pour les nombreux plaisirs de lecture que tu nous as procurés. Je ne t’oublierai pas, tu auras été, dans le monde de la culture, un de mes amis préférés, avec quelques écrivains ou poètes, libraires et bibliothécaires, musiciens, hommes de cinéma et acteurs. Et une source de joie et d’amitié. Comment vivrions-nous sans ce genre d’amitié d’une sensibilité ardente qui enflamme nos vies ?
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