dimanche 7 novembre 2021

7 novembre 2021 : le poème du mois, Naim Muñoz

 

Jamais il n’eût cru que la mort en emportât autant

(T. S. Eliot)


D’un poète chilien, traduit par un professeur d’espagnol retraité de L’université de Poitiers, un texte qui me semble d’actualité, et que je vous soumets :


Spécialistes en littérature et balistique



Pour commencer ils empoignèrent les mots par la queue

non pour les faire rugir mais pour qu’ils crient jusqu’au paroxysme


Ils les réduisirent à moins que rien

plus tard ils leur recousirent le dos pour qu’ils continuent à exister

finalement ils les enfermèrent dans de petits compartiments étanches pour qu’ils restent immobiles

puis ils les regroupèrent selon leur goût du moment ou leur hobby favori

Ils leur offrirent des parents qu’ils crurent authentiques

Ils les pervertirent les exaltèrent les dégradèrent les firent renvoyer à leurs propres jugements et opinions

Ils leur donnèrent à manger avec leurs propres cellules

ils les rendirent exacts

ils les nantirent de cousins fabuleux

ils leur inventèrent un lieu dans l’histoire

ils leur cherchèrent des anthropologues des sociologues des psychologues

ils les incorporèrent à la science afin que leur croissance se fît en toute quiétude (en toute sûreté, en toute sécurité, et à l’intérieur du système (pour que l’on puisse être sûrs d’eux ?)

ils accouplèrent leur appareil à d’autres mots qui se magnifièrent eux-mêmes comme dans une pyramide

ils se sentirent pères fils petit-fils et arrière-grand-pères des mots

ils les manipulèrent ils les violèrent ils les convertirent en objet

ils cessèrent de les nommer pour qu’ils cessent de bouger

ils les réprimèrent jusqu’à ce qu’eux seuls se sentissent autorisés à les dire

ils formèrent leurs propres édifices de mots

ils les adorèrent et partagèrent leur couche

ils leur donnèrent des enfants qui s’assemblèrent en phrases interminables

formant des familles de manuscrits qui crûrent dans des édifices en ruine

et à la fin quand ils reproduisirent leurs propres lois dans un langage devenu quasi intraduisible

chacun d’eux s’accapara ses propres mots pour lui-même

chacun d’eux s’assit pour manger ses mots

chacun d’eux pleura sur ses mots que plus personne ne comprenait

chacun d’eux s’en revêtit avec soin et partit prêcher l’évangile


Depuis lors tout se passe en silence.




(Naim Muñoz, traduction de Alain Sicard)

 



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