Jamais il n’eût cru que la mort en emportât autant
(T. S. Eliot)
D’un poète chilien, traduit par un professeur d’espagnol retraité de L’université de Poitiers, un texte qui me semble d’actualité, et que je vous soumets :
Spécialistes en littérature et balistique
Pour commencer ils empoignèrent les mots par la queue
non pour les faire rugir mais pour qu’ils crient jusqu’au paroxysme
Ils les réduisirent à moins que rien
plus tard ils leur recousirent le dos pour qu’ils continuent à exister
finalement ils les enfermèrent dans de petits compartiments étanches pour qu’ils restent immobiles
puis ils les regroupèrent selon leur goût du moment ou leur hobby favori
Ils leur offrirent des parents qu’ils crurent authentiques
Ils les pervertirent les exaltèrent les dégradèrent les firent renvoyer à leurs propres jugements et opinions
Ils leur donnèrent à manger avec leurs propres cellules
ils les rendirent exacts
ils les nantirent de cousins fabuleux
ils leur inventèrent un lieu dans l’histoire
ils leur cherchèrent des anthropologues des sociologues des psychologues
ils les incorporèrent à la science afin que leur croissance se fît en toute quiétude (en toute sûreté, en toute sécurité, et à l’intérieur du système (pour que l’on puisse être sûrs d’eux ?)
ils accouplèrent leur appareil à d’autres mots qui se magnifièrent eux-mêmes comme dans une pyramide
ils se sentirent pères fils petit-fils et arrière-grand-pères des mots
ils les manipulèrent ils les violèrent ils les convertirent en objet
ils cessèrent de les nommer pour qu’ils cessent de bouger
ils les réprimèrent jusqu’à ce qu’eux seuls se sentissent autorisés à les dire
ils formèrent leurs propres édifices de mots
ils les adorèrent et partagèrent leur couche
ils leur donnèrent des enfants qui s’assemblèrent en phrases interminables
formant des familles de manuscrits qui crûrent dans des édifices en ruine
et à la fin quand ils reproduisirent leurs propres lois dans un langage devenu quasi intraduisible
chacun d’eux s’accapara ses propres mots pour lui-même
chacun d’eux s’assit pour manger ses mots
chacun d’eux pleura sur ses mots que plus personne ne comprenait
chacun d’eux s’en revêtit avec soin et partit prêcher l’évangile
Depuis
lors tout se passe en silence.
(Naim Muñoz, traduction de Alain Sicard)
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