vendredi 9 avril 2010

9 avril 2010 : banlieues


Voyez-vous, il faut bien qu’à la longue nous pensions un peu à nous-mêmes ; l’égoïsme des natures tendres et généreuses est seulement plus justifié que celui des natures altières.

(Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent)


On parle beaucoup de la banlieue en ce moment : émissions de radio, discours de ministres, tables rondes sur les violences en milieu scolaire (comme si ça n'existait qu'en banlieue !), insécurité, chômage, burqa, etc. Les sociologues et les journalistes de tous poils, qui se gardent bien cependant d'y habiter, en parlent doctement. J'ai même appris qu'il existait des personnes spécialisées dans l'accueil des journalistes qui veulent enquêter dans une banlieue, des sortes de "guides de banlieue", qui connaissent tout le monde, et veillent au résultat, c'est-à-dire qu'on n'en parle pas (à la télé ou à la radio) ou qu'on n'en écrive pas faussement.

Et puis, je lis Les gens du Balto, de Faïza Guène, auteur que je découvre, née en 1985, donc toute jeune, et qui, avec ce troisième roman, me paraît déjà en pleine possession de ses moyens littéraires, pas très loin de Raymond Queneau ou de Romain Gary (Ajar) pour le style, excusez du peu. C'est un roman polyphonique, si l'on peut dire, qui fait transparaître une certaine oralité contemporaine. Chaque chapitre est dit (écrit) par un personnage, et l'ensemble compose une sorte de roman policier, en trois phases : avant le meurtre, chacun des personnages se présente. La deuxième et la troisième partie sont composées de l'enquête policière, ou plus exactement des réponses orales faites à l'interrogatoire au commissariat : une première fois en masquant un peu les faits ou en faisant des omissions, une deuxième fois en se lâchant un peu plus et en dévoilant la "vérité", dans la mesure où on peut la dire à la police...





Joël Morvier, dit Jojo, dit Patinoire (« on me surnomme comme ça disons à cause de ma calvitie avancée » et « par nostalgie, je garde les cheveux longs malgré le terrain vague sur le dessus »), est propriétaire du Balto, le café-tabac-journaux, qui semble le seul lieu un peu vivant de Joigny-les-Deux-Bouts, en bout de RER, petite ville à une heure trente de Paris, moitié HLM, moitié pavillonnaire en bordure de la voie ferrée. En tout cas, les habitués le considèrent comme le seul lieu attractif, bien que le patron, raciste, concupiscent et désagréable, fasse l'unanimité contre lui. Mais où Yéva, dite Mme Yéva, la daronne ou la vieille, mère de famille d'origine arménienne, trouverait-elle ses cigarettes : bien obligée de venir là, le prochain bureau de tabac est à sept kilomètres ! Mais pas touche : « Que je sois bien roulée, je comprends que ça mette certains dans des états dingues, mais ça n'excuse pas tout. » Pour Morvier, qui aimerait bien la peloter, elle traîne « une odeur sucrée qui arrêtait le temps dans le bar », et son ado de fils trouve qu'elle « ressemble un peu aux femmes qui tapinent derrière la gare. » Et le mari de Yéva, Jacques, dit Jacquot, le daron, ou Coco, chômeur affalé toute la journée devant le téléviseur allumé en permanence , les feuilletons débiles et les jeux à la con auxquels il voudrait bien participer (« comme le vieux est un peu dur de la feuille, souvent le son est à fond »), grand amateur de jeu, interdit de casino, vient aussi au Balto pour un ou deux grattages par jour et le Loto Foot (« je pouvais pas lui enlever ça, il aurait pas survécu », dit sa femme) . Il y a aussi Tanièl, dit Tani, Quetur (ses parents sont arméniens, donc turcs pour ceux de la cité) ou bon à rien, leur fils aîné, seize ans, qui glande depuis qu'il ne va plus au lycée, ce que ses parents ignorent, car il sort « de la maison tous les matins à 7 h 30 » avec son sac à dos. Il retrouve au Balto Magalie Fournier, dite la blonde, la traînée ou la meuf de Quetur, celle que tous aimeraient bien "serrer". Tani a failli se fâcher avec Ali, son meilleur pote, qui en est aussi amoureux, mais qui parle bien, lui : « il lit des livres carrément. C'est un truc de ouf. Je pense que les meufs, ça les branche un mec qui lit », dit Tani. On voit aussi Nadia et Ali Chacal, les jumeaux berbères, toujours à se chamailler, Nadia, super bonne élève qui voudrait bien s'en sortir (« Mais nous, c'est notre pays ! Comment ! on est nés ici ! » proclame-t-elle à ceux qui la tiennent toujouis pour étrangère), tandis que lui s'est intégré dans une bande. Enfin, il y a Yeznig, dit bébé, le gros ou l'handicapé, le frère de Tani, mongolien, qui travaille dans un CAT, recompte ses dents après les repas, de peur d'en avoir avalé une, et vient de temps en temps au Balto boire une grenadine, et se fait ramener chez lui par les gendarmes, car il ne sait pas rentrer tout seul.

Et voilà qu'une nuit, Morvier est découvert baignant dans son sang. Qui a bien pu l'assassiner ? Tous les doutes sont permis dans la mesure où Joël faisait l'unanimité contre lui. Chacun des habitués est interrogé par la police, car il se trouve que justement ce soir-là, ils sont passés par le bar. Tous avaient une bonne raison de l'assassiner, il avait volé un ticket gagnant à Jacques, il avait viré les jeunes, peloté Yéva, etc. Sous ses faux airs de polar (l'explication finale est comme souvent tirée par les cheveux), nous trouvons ici un roman sociétal, on aurait dit populiste autrefois, qui parle avec acuité de la banlieue, du racisme ordinaire, de l'ennui, du rêve (Magalie aimerait bien émigrer aux States, elle se verrait bien à Hollywood), de la télévision opium, du chômage, de la mise au placard et des licenciements, de la boisson et de la drogue, de la violence.

Les relations inter-générations sont bien observées. Nadia : « Mes parents, ils sont bloqués dans une sphère temporelle. Sérieux, ils sont restés coincés en 1970 les pauvres. Hé ho! Y a quelqu'un? Le minitel avec clavier à chiffres romains c'est terminé! » Le père : « mais quel conseil un chômeur de ma catégorie, fourré toute la journée devant la télé, peut-il donner à son fiston ? » Nadia encore : « Même à l'école, je me mets la pression. Je me dis tout le temps : - Si je rate ma vie, je rate la leur par la même occasion. » La langue ici a son importance, car chaque personnage a son vocabulaire propre, ses tics, en particulier les ados. Magalie parle quasiment en sms mâtiné de mots d'anglais :
« sur mon MSN j'ai cent quatre-vingt-sept amis. Dès qu'il y en a un qui me saoule, je le supprime et j'en "add" un autre. » Yeznig parle en mélangeant les temps de la conjugaison : « Alors je suis revenu au Balto qui serait tout fermé. » Quetur explique ainsi pourquoi il vient au Balto : « Si on est allé au Balto, c'est pas pour l'ambiance, c'est clair qu'on aurait préféré les Champs-Elysées. Mais c'est tellement relou de sortir d'ici que du coup, on essaie même plus. » Et l'humour est dévastateur, parce qu'il est ici, plus qu'ailleurs, la politesse du désespoir. Sans doute avec un certain artifice, mais pas plus que dans La vie devant soi ou Zazie dans le métro. L'auteur se glisse avec aisance et une justesse de trait étonnante dans la voix de chaque personnage et va jusqu'à faire parler d'outre-tombe le bistrotier !

Mais bon, ce n'est pas un témoignage social, mais un roman, un vrai, saignant, vivant, qui éclate de talent, plein d'humour, et attention, l'auteur ne méprise aucun de ses personnages, tous gens de peu, au contraire, elle a une tendresse pour tous, malgré ou à cause de leurs défauts. Chacun, égoïste à sa manière, mais comment faire autrement pour survivre ici ? En tout cas, moi, ça m’en dit plus long qu’un traité de sociologie !



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