Voyez-vous, il faut bien qu’à la longue nous pensions un peu à nous-mêmes ; l’égoïsme des natures tendres et généreuses est seulement plus justifié que celui des natures altières.
(Emily Brontë, Les Hauts de Hurlevent)
On parle beaucoup de la banlieue en ce moment : émissions de radio, discours de ministres, tables rondes sur les violences en milieu scolaire (comme si ça n'existait qu'en banlieue !), insécurité, chômage, burqa, etc. Les sociologues et les journalistes de tous poils, qui se gardent bien cependant d'y habiter, en parlent doctement. J'ai même appris qu'il existait des personnes spécialisées dans l'accueil des journalistes qui veulent enquêter dans une banlieue, des sortes de "guides de banlieue", qui connaissent tout le monde, et veillent au résultat, c'est-à-dire qu'on n'en parle pas (à la télé ou à la radio) ou qu'on n'en écrive pas faussement.
Et puis, je lis Les gens du Balto, de Faïza Guène, auteur que je découvre, née en 1985, donc toute jeune, et qui, avec ce troisième roman, me paraît déjà en pleine possession de ses moyens littéraires, pas très loin de Raymond Queneau ou de Romain Gary (Ajar) pour le style, excusez du peu. C'est un roman polyphonique, si l'on peut dire, qui fait transparaître une certaine oralité contemporaine. Chaque chapitre est dit (écrit) par un personnage, et l'ensemble compose une sorte de roman policier, en trois phases : avant le meurtre, chacun des personnages se présente. La deuxième et la troisième partie sont composées de l'enquête policière, ou plus exactement des réponses orales faites à l'interrogatoire au commissariat : une première fois en masquant un peu les faits ou en faisant des omissions, une deuxième fois en se lâchant un peu plus et en dévoilant la "vérité", dans la mesure où on peut la dire à la police...
Et voilà qu'une nuit, Morvier est découvert baignant dans son sang. Qui a bien pu l'assassiner ? Tous les doutes sont permis dans la mesure où Joël faisait l'unanimité contre lui. Chacun des habitués est interrogé par la police, car il se trouve que justement ce soir-là, ils sont passés par le bar. Tous avaient une bonne raison de l'assassiner, il avait volé un ticket gagnant à Jacques, il avait viré les jeunes, peloté Yéva, etc. Sous ses faux airs de polar (l'explication finale est comme souvent tirée par les cheveux), nous trouvons ici un roman sociétal, on aurait dit populiste autrefois, qui parle avec acuité de la banlieue, du racisme ordinaire, de l'ennui, du rêve (Magalie aimerait bien émigrer aux States, elle se verrait bien à Hollywood), de la télévision opium, du chômage, de la mise au placard et des licenciements, de la boisson et de la drogue, de la violence.
Les relations inter-générations sont bien observées. Nadia : « Mes parents, ils sont bloqués dans une sphère temporelle. Sérieux, ils sont restés coincés en 1970 les pauvres. Hé ho! Y a quelqu'un? Le minitel avec clavier à chiffres romains c'est terminé! » Le père : « mais quel conseil un chômeur de ma catégorie, fourré toute la journée devant la télé, peut-il donner à son fiston ? » Nadia encore : « Même à l'école, je me mets la pression. Je me dis tout le temps : - Si je rate ma vie, je rate la leur par la même occasion. » La langue ici a son importance, car chaque personnage a son vocabulaire propre, ses tics, en particulier les ados. Magalie parle quasiment en sms mâtiné de mots d'anglais : « sur mon MSN j'ai cent quatre-vingt-sept amis. Dès qu'il y en a un qui me saoule, je le supprime et j'en "add" un autre. » Yeznig parle en mélangeant les temps de la conjugaison : « Alors je suis revenu au Balto qui serait tout fermé. » Quetur explique ainsi pourquoi il vient au Balto : « Si on est allé au Balto, c'est pas pour l'ambiance, c'est clair qu'on aurait préféré les Champs-Elysées. Mais c'est tellement relou de sortir d'ici que du coup, on essaie même plus. » Et l'humour est dévastateur, parce qu'il est ici, plus qu'ailleurs, la politesse du désespoir. Sans doute avec un certain artifice, mais pas plus que dans La vie devant soi ou Zazie dans le métro. L'auteur se glisse avec aisance et une justesse de trait étonnante dans la voix de chaque personnage et va jusqu'à faire parler d'outre-tombe le bistrotier !
Mais bon, ce n'est pas un témoignage social, mais un roman, un vrai, saignant, vivant, qui éclate de talent, plein d'humour, et attention, l'auteur ne méprise aucun de ses personnages, tous gens de peu, au contraire, elle a une tendresse pour tous, malgré ou à cause de leurs défauts. Chacun, égoïste à sa manière, mais comment faire autrement pour survivre ici ? En tout cas, moi, ça m’en dit plus long qu’un traité de sociologie !
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