Le
peuple ne doit pas savoir comment ses convictions sont manipulées.
(Bertrand
Russell, Science, puissance, violence,
trad. William Perrenoud, La Baconnière, 1954)
Je
n’avais encore lu aucun livre venu du continent africain cette
année. Alors même que, depuis mon passage de trois ans en
Guadeloupe (1981-1984), je m’étais mis à lire à haute dose
romans et nouvelles, théâtre, poésie et essais venat de leurs
écrivains. Pendant un moment même, je faisais la critique de livres
d’Afrique noire dans le Bulletin critique du livre
français pendant une dizaine
d’années entre 1996 et 2007, date de la mort du périodique.
Depuis, j’ai un peu levé le pied, mais en ai lu tout de même 24
en 208, 21 en 2016, 9 en
2015… Essentiellement de la littérature francophone issue de
divers pays. En changeant de bibliothèque de quartier, puisque celle
du Grand Parc est fermée tout l’été pour travaux, j’ai trouvé
mon bonheur dans celle de Bordeaux-lac où je vais d’un coup de
vélo. Donc, j’en ai trouvé deux, pour commencer l’été en
beauté : un d’un écrivain tunisien, l’autre d’un
écrivain sénégalais. Tous deux ont en commun une description assez
féroce du fondamentalisme islamiste qui manipule les consciences.
D’abors
le tunisien L’amas ardent
de Yamen ManaI Le héros de ce roman réjouissant, un apiculteur
connu sous le nom de "le Don" dans le village de Nawa, au
fin fond de la Tunisie, découvre une de ses ruches décimée. Ses
"filles", ses abeilles sont mortes, déchiquetées. Après
enquête, il comprend que ce sont des frelons inconnus jusqu'ici, qui
ont attaqué sa ruche. Ils sont arrivés dans des caisses importées,
que le "Parti de Dieu" a généreusement distribuées à la
population illettrée du village, en échange d'un bulletin de vote
lors des premières élections libres. Le petit peuple de paysans des
campagnes, particulièrement misérable, oublié des politiques,
empêtré dans ses traditions, s’est vu investi par les nouveaux
"fous de Dieu" dont les prêches incendiaires appelant à
la guerre sainte trouvent un écho parmi les jeunes les plus fragiles. D’abord,
expliquons ce titre bizarre : il s’agit de la méthode de défense mise
au point par les abeilles japonaises pour se défendre des attaques
des frelons asiatiques. C’est une métaphore pour l’auteur
tunisien : quel moyen de défense la population pourra-t-elle mettre
au point contre les religieux fondamentalistes qui prolifèrent dans
le pays depuis la "révolution" du printemps arabe ? Le mal
venu d’ailleurs n’est pas uniquement le frelon asiatique contre
lequel les abeilles locales sont sans défense, mais aussi bien
l’obscurantisme des imposteurs religieux (sortes de frelons
humains) qui s’emparent facilement d’âmes sans défense. Ainsi
Toumi, un des jeunes du village, qui avait disparu pendant trois
mois, réapparaît en fanatique sanguinaire. La métaphore
écologico-politique est bien intégrée dans un récit linéaire
(mais avec un retour en arrière sur un épisode de la vie de Don
quand il était parti en Arabie saoudite exercer son métier
d’apiculteur) mais non dénué de subtilité ni d’ironie, et très
efficace. Les personnages sont attachants, et on n’oubliera pas le
voyage au Japon des amis de Don pour rapporter une reine des abeilles
japonaises ni les efforts du héros, parti avec son âne pour
dénicher le nid de frelons dans la montagne. Une réussite
tunisienne qui se lit d’une traite.
Dans
De purs hommes de
Mohamed Mbougar Sarr, le
narrateur est professeur de français à l’Université
de Dakar. Il remarque le peu d’intérêt de ses étudiants pour la
littérature. Ndéné, sans vivre avec elle en permanence, est
l’amant de Rama, une jeune femme libre. Elle lui présente un jour
une vidéo qu’elle a reçu sur son smartphone et qui montre une
foule hystérique dans le cimetière musulman opérant l’exhumation
du cadavre d’un homme "impur", car soupçonné d’être
homosexuel et indigne de voisiner, même mort, avec des hommes
"purs". Cette petite vidéo va remettre en question
l’existence du jeune professeur qui, après ses études supérieures
en France, et bien qu’étant parfaitement hétérosexuel, ne
comprend plus cette discrimination. Par ailleurs, il a reçu un mail
du Ministère invitant les professeurs à supprimer l’étude des
écrivains homosexuels. Or, il vient de faire un cours sur Verlaine.
Il est d’abord sommé de s’expliquer sur le sujet par ses
étudiants qui décident de boycotter ses cours, puis par le doyen
qui le met à pied. Ndéné est rapidement discrédité et bientôt
la rumeur court qu’il est lui-même homosexuel, car par ailleurs il
a retrouvé la trace de l’homme exhumé et de sa famille, et est
allé s’informer de ce qui s’était passé. L’islamisme
intégriste, l’homosexualité (une maladie des blancs !) et
l’homophobie qui en découle, sont des sujets sensibles au Sénégal
– et sans doute ailleurs en Afrique noire. Ici Mohamed Mbougar
Sarr, jeune écrivain sénégalais, aborde ces thèmes sociétaux en
un roman qui lui permet de nous livrer une réflexion étonnante,
nuancée et presque sans tabous. Sans pour autant faire de De
purs hommes un roman à thèse
sur l'homophobie au Sénégal. Superbement écrite dans une narration
bien maîtrisée, sa prose est un appel à la tolérance. Mais
sera-t-il lu dans son pays ? Ou sera-t-il un cri dans le désert
?
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