mercredi 17 juillet 2019

17 juillet 2019 : Tunisie et Sénégal, même combat


Le peuple ne doit pas savoir comment ses convictions sont manipulées.
(Bertrand Russell, Science, puissance, violence, trad. William Perrenoud, La Baconnière, 1954)


Je n’avais encore lu aucun livre venu du continent africain cette année. Alors même que, depuis mon passage de trois ans en Guadeloupe (1981-1984), je m’étais mis à lire à haute dose romans et nouvelles, théâtre, poésie et essais venat de leurs écrivains. Pendant un moment même, je faisais la critique de livres d’Afrique noire dans le Bulletin critique du livre français pendant une dizaine d’années entre 1996 et 2007, date de la mort du périodique. Depuis, j’ai un peu levé le pied, mais en ai lu tout de même 24 en 208, 21 en 2016, 9 en 2015… Essentiellement de la littérature francophone issue de divers pays. En changeant de bibliothèque de quartier, puisque celle du Grand Parc est fermée tout l’été pour travaux, j’ai trouvé mon bonheur dans celle de Bordeaux-lac où je vais d’un coup de vélo. Donc, j’en ai trouvé deux, pour commencer l’été en beauté : un d’un écrivain tunisien, l’autre d’un écrivain sénégalais. Tous deux ont en commun une description assez féroce du fondamentalisme islamiste qui manipule les consciences.

D’abors le tunisien L’amas ardent de Yamen ManaI Le héros de ce roman réjouissant, un apiculteur connu sous le nom de "le Don" dans le village de Nawa, au fin fond de la Tunisie, découvre une de ses ruches décimée. Ses "filles", ses abeilles sont mortes, déchiquetées. Après enquête, il comprend que ce sont des frelons inconnus jusqu'ici, qui ont attaqué sa ruche. Ils sont arrivés dans des caisses importées, que le "Parti de Dieu" a généreusement distribuées à la population illettrée du village, en échange d'un bulletin de vote lors des premières élections libres. Le petit peuple de paysans des campagnes, particulièrement misérable, oublié des politiques, empêtré dans ses traditions, s’est vu investi par les nouveaux "fous de Dieu" dont les prêches incendiaires appelant à la guerre sainte trouvent un écho parmi les jeunes les plus fragiles. D’abord, expliquons ce titre bizarre : il s’agit de la méthode de défense mise au point par les abeilles japonaises pour se défendre des attaques des frelons asiatiques. C’est une métaphore pour l’auteur tunisien : quel moyen de défense la population pourra-t-elle mettre au point contre les religieux fondamentalistes qui prolifèrent dans le pays depuis la "révolution" du printemps arabe ? Le mal venu d’ailleurs n’est pas uniquement le frelon asiatique contre lequel les abeilles locales sont sans défense, mais aussi bien l’obscurantisme des imposteurs religieux (sortes de frelons humains) qui s’emparent facilement d’âmes sans défense. Ainsi Toumi, un des jeunes du village, qui avait disparu pendant trois mois, réapparaît en fanatique sanguinaire. La métaphore écologico-politique est bien intégrée dans un récit linéaire (mais avec un retour en arrière sur un épisode de la vie de Don quand il était parti en Arabie saoudite exercer son métier d’apiculteur) mais non dénué de subtilité ni d’ironie, et très efficace. Les personnages sont attachants, et on n’oubliera pas le voyage au Japon des amis de Don pour rapporter une reine des abeilles japonaises ni les efforts du héros, parti avec son âne pour dénicher le nid de frelons dans la montagne. Une réussite tunisienne qui se lit d’une traite. 

 
Dans De purs hommes de Mohamed Mbougar Sarr, le narrateur est professeur de français à l’Université de Dakar. Il remarque le peu d’intérêt de ses étudiants pour la littérature. Ndéné, sans vivre avec elle en permanence, est l’amant de Rama, une jeune femme libre. Elle lui présente un jour une vidéo qu’elle a reçu sur son smartphone et qui montre une foule hystérique dans le cimetière musulman opérant l’exhumation du cadavre d’un homme "impur", car soupçonné d’être homosexuel et indigne de voisiner, même mort, avec des hommes "purs". Cette petite vidéo va remettre en question l’existence du jeune professeur qui, après ses études supérieures en France, et bien qu’étant parfaitement hétérosexuel, ne comprend plus cette discrimination. Par ailleurs, il a reçu un mail du Ministère invitant les professeurs à supprimer l’étude des écrivains homosexuels. Or, il vient de faire un cours sur Verlaine. Il est d’abord sommé de s’expliquer sur le sujet par ses étudiants qui décident de boycotter ses cours, puis par le doyen qui le met à pied. Ndéné est rapidement discrédité et bientôt la rumeur court qu’il est lui-même homosexuel, car par ailleurs il a retrouvé la trace de l’homme exhumé et de sa famille, et est allé s’informer de ce qui s’était passé. L’islamisme intégriste, l’homosexualité (une maladie des blancs !) et l’homophobie qui en découle, sont des sujets sensibles au Sénégal – et sans doute ailleurs en Afrique noire. Ici Mohamed Mbougar Sarr, jeune écrivain sénégalais, aborde ces thèmes sociétaux en un roman qui lui permet de nous livrer une réflexion étonnante, nuancée et presque sans tabous. Sans pour autant faire de De purs hommes un roman à thèse sur l'homophobie au Sénégal. Superbement écrite dans une narration bien maîtrisée, sa prose est un appel à la tolérance. Mais sera-t-il lu dans son pays ? Ou sera-t-il un cri dans le désert ? 
 

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