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La
miséricorde n’a rien à y voir, eux demandaient, moi je répondais.
Une fraternité a suffi.
(Erri
De Luca, La nature exposée,
trad. Danièle Valin, Gallimard, 2017)
Texte
paru dans Libération de ce jour : comme souvent, je me sens en
plein accord avec Annie Ernaux, pourtant féministe de toujours, mais qui se
démarque ici une nouvelle fois, en femme libre qu’elle est.
Soror Lila,
par Annie Ernaux(Libération, 14 mars 2019)
Une
fois de plus, on a frôlé l’affaire d’État,
l’embrasement de la France comme naguère avec le burkini au motif
qu’une entreprise française, Décathlon,
a envisagé de commercialiser le hijab de course destiné aux filles
et femmes musulmanes. Des bords de la droite et de l’extrême
droite, du Modem, du Parti socialiste et de membres du gouvernement -
des femmes notamment - ce fut à qui dénoncerait le plus fort ce
funeste dessein. Le responsable de la communication de l’entreprise
eut beau arguer que cette pièce de vêtement était destinée «à
rendre le sport accessible pour toutes les femmes dans le monde»,
il y a eu consensus pour signifier tacitement que, en
France, il en allait tout autrement, le port du voile contrevenant
aux valeurs de la République. Des mails haineux et des menaces
physiques à l’égard des vendeurs ont entraîné le retrait du
projet par Décathlon
et la réaction soulagée de Muriel Pénicaud, comme si la France
venait d’échapper à un grand péril : «Heureusement qu’ils ont
reculé.» A noter que personne ne s’est élevé contre la violence
déployée à l’égard des employés de Décathlon,
faute de pouvoir s’en prendre à celles qui portent le hijab.
Si
quelques voix ont souligné la liberté d’une entreprise privée de
vendre ce qu’elle veut, d’autres rappelé que c’est l’État
qui est laïque et non pas les individus, lesquels ont le droit
d’arborer les signes d’une pratique religieuse (la loi de 1905
n’a pas obligé les prêtres à enlever leur soutane ni les
religieuses leur voile), il n’a pas été fait mention de cette
violence infligée, une nouvelle fois, à une partie des femmes qui
vivent, travaillent, étudient sur le sol français, qui sont une
composante de notre société.
Violence,
parce que sous couvert de défendre la liberté et l’égalité,
dans les faits on tente de limiter le droit des femmes qui portent le
hijab, ici, à faire du sport, là à chanter dans un télé-crochet
(Mennel), à militer (Maryam Pougetoux), à accompagner des enfants
en sortie scolaire (et se souvient-on de ce projet d’une sénatrice
socialiste d’interdire le voile, dans leur domicile, aux
assistantes maternelles ?), naguère à fréquenter les plages et se
baigner. Bref, c’est de la vie collective qu’on cherche à les
écarter.
Violence,
parce que dans cet épisode qui les concerne, elles, au premier chef,
nul, dans les médias, à ma connaissance, ne s’est avisé de leur
donner la parole (1). Qu’avaient-elles à dire sur cette
possibilité de pratiquer le sport conformément à leur croyance ?
Qu’éprouvaient-elles à entendre les propos stigmatisants proférés
tous azimuts ?
Tout
se passe comme s’il n’y avait personne sous le «voile», pas
d’être humain capable de réfléchir, de sentir, et de s’exprimer.
La femme comme individu disparaît. On la réduit purement et
simplement à un objet chargé, outre de sa signification musulmane -
mais n’en doutons pas, à cause d’elle - d’un tombereau de
symboles, soumission, archaïsme, étendard politique de l’islamisme,
voire du jihad. En se référant à Simone de Beauvoir, on peut dire
que sous le voile la femme n’est plus son corps, qu’il a disparu
entièrement sous autre chose qu’elle (2).
Plus
que d’autres épisodes, celui du Décathlon
me laisse une impression boueuse, parce que j’ai entendu trop de
femmes politiques s’insurger contre le hijab et pas assez défendre
la liberté de le porter. Parce que, de plus en plus, lorsque je
croise une femme en hijab dans le bus ou à l’hypermarché, je
peux, me mettant à sa place, penser que j’ai, dans la France
d’aujourd’hui, le visage de son exclusion. Je pose la question,
celle-là même que l’on met en avant pour faire valoir la liberté
d’un choix existentiel : pourquoi refuser d’accorder aux
individus un droit qui ne retire rien aux autres ? Comment nous,
femmes féministes, qui avons réclamé le droit à disposer de notre
corps, qui avons lutté et qui luttons toujours pour décider
librement de notre vie pouvons-nous dénier le droit à d’autres
femmes de choisir la leur ? Où est la sororité qui a permis, par
exemple, la fulgurante expansion du mouvement #MeToo ? L’empathie,
la solidarité cessent dès qu’il s’agit des musulmanes en hijab
: elles sont le continent noir du féminisme. Ou plutôt d’un
certain féminisme qui fait la guerre à d’autres femmes au nom
d’une laïcité devenue le mantra d’un dogme qui dispense de
toute autre considération.
Si
l’idée de me couvrir d’un voile - et plus encore celle que mes
petites-filles le fassent - m’est profondément et intimement
inimaginable, il me faut accepter que l’inverse, ne pas vouloir
sortir sans hijab, puisse être vécu de la même manière absolue,
intransigeante, quoi qu’il m’en coûte au regard de ce qu’est
pour moi la liberté et une vie libre de femme. Qui suis-je pour
obliger d’autres femmes à se libérer sans délai de la domination
masculine ? Examiner loyalement son trajet personnel sous l’angle
de la soumission et de la révolte à l’égard de celle-ci rabat
l’orgueil et entame les certitudes. Je ne suis pas née féministe,
je le suis devenue.
N’y
a-t-il pas de quoi échanger entre nous sur les images de notre
identité sexuelle, sur le contrôle du corps féminin, l’injonction
de le dévoiler ou le cacher, l’impératif impossible de rester
toujours jeune ? Briser l’ignorance réciproque. Se parler comme le
font ces adolescentes, l’une voilée et l’autre pas, que l’on
voit marchant et riant ensemble dans les rues et les centres
commerciaux. J’entends déjà les rires condescendants sur ma
naïveté, les arguments définitifs qu’on m’assènera. Ni rire,
ni pleurer, ni haïr mais comprendre, je reste fidèle au
principe de Spinoza. Vouloir comprendre le sens de la pratique du
hijab, ici et maintenant, c’est ne pas le séparer de la situation
dominée des immigrés en France, ni par ailleurs des
bouleversements, des mutations, de l’anomie même, des sociétés
occidentales actuelles. C’est reconnaître dans celle qui choisit
de le porter la revendication visible d’une identité, la fierté
des humiliés.
(1)
Des femmes voilées ont écrit une tribune pour Libération.fr
:
Hijab
de running : «Nous demandons à Decathlon de ne pas céder
aux intimidations».
(2) «La femme comme l’homme est son corps mais son corps est autre chose qu’elle», le Deuxième Sexe.
(2) «La femme comme l’homme est son corps mais son corps est autre chose qu’elle», le Deuxième Sexe.
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