Ceux
qui ont échappé à une mort précoce ont reçu comme privilège la
bénédiction de vieillir. Demeure en attente la déchéance physique
dans toute sa gloire. On doit s’habituer à accepter cette réalité.
(Haruki
Murakami, Autoportrait
de l’auteur en coureur de fond,
trad. Hélène Morita, Belfond, 2009)
Le
capitalisme moderne, néo-libéral, mondialisé, a réussi le tour de
force de désolidariser les individus de leur entourage, de les
pousser vers un individualisme forcené, dont le symbole fut d’abord
à partir des années 50 le véhicule automobile, où chacun
s’enferme dans sa petite boite à roulettes, et depuis les années
2000, le téléphone mobile, devenu ordiphone (smartphone, iphone, en
attendant une implantation directe dans le cerveau ?), et qui fait de
ses nombreux utilisateurs, l’œil
rivé sur leur machine-doudou,
des techno-zombies infantilisés,
qui
ne vivent plus que dans l’instant, oubliant tout autour d’eux,
n’entendant plus, ne voyant plus, ne
se parlant plus,
ne visitant plus leurs aïeux, n’éduquant plus leurs enfants, ne
pratiquant plus l’amour vrai ni la forte amitié (cf les liaisons
de plus en plus éphémères et les divorces de plus en plus
fréquents, sans parler des violences conjugales), se
comportant comme des malotrus en société, ou en tout cas de façon
incivile et discourtoise en public (tram,
bus, sur les trottoirs, dans les commerces et les cinémas, où j'ai cru au début, que les gens se mettaient à parler touts seuls, et à voix haute).
En
tout cas, autre effet dévastateur de la société post-moderniste :
l’abandon de nos anciens. Quand ils sont encore chez eux, on les a
tellement habitués à l’individualisme forcené qu’ils ne savent
même plus se faire aider efficacement et solliciter leurs proches
(famille, voisins, amis) de peur de les embêter ! Quand ils
sont en maison de retraite ou établissement hospitalier pour
personnes âgées dépendantes (nouveaux euphémismes, pour désigner
ce qu’on appelait dans ma jeunesse les hospices
ou asiles de vieillards),
ça n’est pas tellement mieux non plus ; d’abord, neuf fois
sur dix, ils ont trop attendu pour faire leur demande d’admission ;
ensuite, ils sont souvent encore plus abandonnés, car
le personnel est notoirement en insuffisance ; enfin, quand ils
demandent à mourir, la loi interdit qu’on les aide, et parfois
même on les laisse endurer de façon inadmissible leur souffrance physique et morale.
Nous
vivons une société névrotique. La peur d’être éloigné de son
smartphone (comme si on en avait besoin en permanence !!!), l’incitation
pulsionnelle à répondre immédiatement à la moindre vibration, au
moindre appel ou message, indiquent très clairement une régression
infantile de
caprice de satisfaction immédiate, du type de celle de l'enfant de trois ans. On se croit moderne, indépendant
et libre, alors qu’on est asservi à une machine dont je ne nie pas
l’utilité, mais qui nous rend esclave, dans une addiction aussi
destructrice (quoique d’une autre manière) que les divers dopants,
alcools, tabacs, et autres drogues plus ou moins dures. L’objet ne quitte
pas son possesseur (même la nuit), il est devenu une présence
tellement indispensable qu’il faut voir les affres des malheureux
addicts en voyage dans des pays où il n’y a pas d’antennes-relais
partout : ils sont au bord de l’effondrement, et n'ont pour seules consolations que de regarder les innombrables photos qu'ils viennent de prendre ! On peut
imaginer que cet objet comble chez eux un vide, leur permet de ne jamais se sentir
seuls (il est assez terrifiant de voir que la peur de la solitude est le
corollaire de l’individualisme).
Je
vois sur les chantiers de nombreux ouvriers qui, à la moindre pause
mais aussi parfois pendant leur travail sur l'échafaudage, sortent
leur smartphone ; les commerçants, entre deux clients, louchent sur leur smartphone ; dans les bureaux, les employés ont le
smartphone à côté de l’ordinateur sur lequel ils travaillent ;
même dans les bus et les autocars, les chauffeurs qui souvent quittent
de l’œil la route pour jeter un regard sur leur doudou ; de nombreux cyclistes qui, au lieu d'avoir les yeux vers le guidon et devant eux, l'ont vers leur main libre tenant l'objet sacré ; dans
les restaurants, des couples qui ne se parlent plus, l’œil rivé
sur leur engin posé à côté de l’assiette…
Je
crois savoir que certains passent plusieurs heures par jour à
consulter leur ordiphone. Par contre, combien d’heures passent-ils à nouer et
cultiver des relations sociales véritables, non virtuelles, autrement plus vivantes que l'écran d'une machine ?
Combien d’heures à rendre visite à leurs vieux parents et amis ?
Combien d’heures à jouer avec des enfants, à leur faire la lecture, à leur apprendre à cuisiner ou à jardiner ? Combien d’heures
à se comporter de façon civile en parlant avec ses voisins, avec
des inconnus rencontrés au hasard de la rue, voire avec des SDF ? Combien
d’heures à lire des livres, à apprendre des langues étrangères,
à se cultiver, à méditer, à
lever la tête pour regarder la beauté du ciel, des nuages, des étoiles ?
Combien d’heures à faire de l’exercice physique autre que celui
de faire bouger ses doigts ? Combien d’heures à anticiper son
départ en retraite, puis plus tard à
préparer son
départ en maison de retraite ? Fort peu sans doute, car le
temps n’est pas extensible…
C’était
mon heure de morosité. Le ciel est gris, heureusement je suis invité
ce midi chez des amis. Et je mettrai mon téléphone mobile (qui n'est pas un smartphone) en mode avion !
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