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Ah,
mes pauvres simplets, vous sentez monter "la
haine", quelle surprenante découverte ! Mais
dans quel pays vivez-vous donc ? Bien sûr qu’elle monte, la
haine, ça fait même un sacré bout de temps qu’elle monte, ici
comme partout, et maintenant vous l’entendez gronder sous vos
fenêtres ! Bien sûr qu’à cette heure la
colère qui n’a jamais cessé de bouillir dans le chaudron menace
de faire péter le couvercle !...
(Alain
Accardo, La décroissance N° 157, mars
2019)
Il
était une fois en France un mouvement imprévisible, un mouvement
venu de nulle part, sinon du fond des âges, rappelant les révoltes
médiévales, celles des gueux des XVIe et XVIIe siècles, celles de
la faim qui ont conduit à la Révolution française, celle des
ouvriers de 1848 et de 1871, mais dans un style inédit et qui a pris
de court nos élites de la politique et des médias, si promptes à
parler "à la place des gens", et avec quelle arrogance,
quelle morgue, quel mépris, quelle malveillance ! La couverture
par les chaînes télévisuelles en continu est de ce point de vue
éclairante : des gens qui ne savent pas ce que c’est que de
manquer d’argent dès le 10 du mois, des gens qui vivent avec des
revenus souvent supérieurs à 10000 € par mois, des
gens incapables de se hisser à la place de l’autre (du moins quand elle est basse), viennent
commenter les événements du haut de leur grandeur, de leur prétendu
savoir, de leur supposée expertise (de quoi ? Ils n’avaient
rien vu venir !) et déverser leur fiel en permanence dans leur bulle
ultra-protégée, sans imaginer une minute qu’ils se déconsidèrent
et qu’ils suscitent la haine de pas mal des laissés-pour-compte sécrétés par
notre société…
Il
se trouve que je venais de lire le livre Contes
de la rue et du chat vagabond,
édité
en 2015 par IPPO (Information
Prévention, Proximité, Orientation),
organisme de Bordeaux qui s’occupe de venir en aide aux "personnes
en situation de prostitution", et que là, dans ce livre de
témoignages, dans ce livre de vie, dans ce livre d'espérance, j'ai rencontré des personnes qui
essaient, "entre désir et conviction, d’être à la hauteur"
du problème et agissent "ensemble dans le réel" et n’hésitent pas à se remettre "constamment en cause".
Tout le contraire de nos gouvernants qui, bardés de leurs certitudes
de classe, de leur richesse d’héritiers (relire Bourdieu et Passeron), et de leur manières
d’être, toujours entre soi, sont incapables de dire, comme le font les
animateurs d’IPPO : "Je
considère l’autre comme un égal, ce qui signifie qu’il existe
exactement comme moi et [que]
la
question du non-jugement est essentielle".
Je
venais de voir au cinéma le film irlandais Rosie
Davis,
qui montre la galère d’une famille (le père, qui travaille, la
mère et quatre enfants) contrainte de chercher un toit chaque soir
et de dormir parfois dans sa voiture. Un film terrifiant, à côté duquel ceux de Ken Loach semblent à l'eau de rose. Et ceci dans cette Europe pour
laquelle on nous demande de voter et dans un des pays qui fait son miel de
la séduction fiscale pour les plus riches au détriment, bien sûr,
de ceux qui se retrouvent plongés dans la détresse. Mais dans quel
monde vivons-nous ? En sortant du cinéma, je tombe dans la même
rue sur des SDF que je secours modestement et que j’interroge sur
l’enfer qu’ils vivent : il y a aussi parmi eux des enfants dans la
rue, parfaitement !!! Et mon amie O. (94 ans), victime d'un malaise, est emmenée aux urgences du CHU un soir. Après avoir poireauté quelques heures, on lui trouve 25 de tension : au lieu de la garder en observation, on lui fait une ordonnance et on la renvoie chez elle à 3 heures du matin. est-ce ça, le service public ?
Alors,
bien sûr, les gilets jaunes peuvent faire peur. Mais enfin, nos
impôts doivent-ils servir à armer une police qui tire sur le
peuple, ce qui fait autrement peur ? À bombarder la Syrie (évidemment, les bombes ne nous tombent pas dessus) ? À participer activement
au trafic d’armes dans le monde ? À "céder
six embarcations ultra-rapides (mais semi-rigides) aux gardes-côtes
libyens afin de « faciliter le raccompagnement » des
migrants qui font des efforts ridicules pour fuir un pays que
Bernard-Henri Lévy s’est donné la peine de nettoyer de toute
trace de dictature" (Jean-Marie Laclavetine, Siné
mensuel
N°84, mars 2019) ?
Alain
Accardo écrivait dans La
Décroissance
(N° 154, novembre 2018) : "Plus grave : on punit la
violence des faibles, on s’accommode de celle des puissants, voire
on l’approuve. Si un flic cogne sur un manifestant, on lui donne
une médaille ; si un manifestant se défend contre les
brutalités policières, on lui passe les menottes. Ne parlons même
pas des criminels en col blanc qui prospèrent dans las banques
d’affaires, les cabinets ministériels et autres lobbies. Ils
peuvent voler, tuer, violer, impunément, c’est de bonne
gouvernance". On en est là aujourd’hui, et ça donne les
gilets jaunes, c’est-à-dire ceux qui ne parlaient pas, qu’on
n’entendait jamais et qui soudain se révèlent une force nouvelle
dans ce qui
n’est devenu
"que
l’apparence de la démocratie
[où]
comme chacun a pu s’en rendre compte lors de l’élection
présidentielle de 2017, un clan très puissant et très bien
organisé [a
pu]
sans trop de difficultés placer un de ses membres à la tête de
l’État, même s’il était totalement inconnu quelques mois
auparavant. Cependant, en attendant que les votes se fassent de façon
électronique et que les résultats soient donc totalement truqués,
ce genre de parodie de démocratie peut encore déraper si les
événements ne se présentent pas comme prévu : il arrive
encore que le peuple ne vote pas comme on le lui a dit"
(Stéphane
Lhomme, La Décroissance
N° 154, novembre 2018).
Alors,
que sont les dégâts des casseurs qui se mêlent (sans doute avec la
bénédiction de la police) aux gilets jaunes, à côté de ceux de
nos guerres néo-coloniales menées depuis trente ans au
Moyen-Orient, de nos appuis sournois aux dictateurs qu’il nous
plaît d’épauler ici et là pour soutenir l’enrichissement de
nos firmes internationales et de leurs actionnaires ? Car il
semblerait bien qu’une vitrine des Champs-Élysées ait plus de
poids dans nos médias que les Gazaouis assassinés, mutilés ou
blessés impunément par les sbires de l’armée la plus violente du
monde.
Alors
que nos pays riches pourraient assurer – non pas le minimum de
survie à sa population (en
France, plus de 30 % des travailleurs sont en-dessous du SMIC,
et je préfère ne pas parler des chômeurs et des nombreux retraités à
moins de 1000 € par mois) – mais une vie décente à chacun, non,
on préfère laisser la colère monter, on préfère laisser les
vandales accomplir impunément leurs actes destructeurs (car ainsi on
discrédite le mouvement des gilets jaunes, et on dresse contre lui
la population des "honnêtes gens" chers à Monsieur Thiers et qui adorent la répression). Le peuple
ne demande pas la lune, mais je ne me fais pas d’illusions :
comme le dit Alain Accardo (La
décroissance N° 157,
mars 2019), "dès que les oligarchies en place
cessent de trembler devant les masses en colère, elles se hâtent de
récupérer par le vote parlementaire ce qu’elles ont dû céder
sous la pression des luttes et de la rue". Pour l’instant,
elles ont très peu cédé, par rapport aux réclamations, mais un
référendum donnera comme souvent un résultat parfaitement
réactionnaire qui confortera nos oligarques, avec l’appui de lois
scélérates. Car, ne l’oublions pas, la violence est "toujours
du côté du pouvoir et des structures économiques oppressives qui
soutiennent la croissance infinie et qui se soucient peu du vivant,
végétaux, animaux et humains qui souffrent de leurs décisions
irresponsables" (Alain Refalo, La décroissance N° 157,
mars 2019).
Sur
ce, je reste optimiste, en attendant d’avoir peut-être un œil
crevé ou une main arrachée si, par hasard, un de ces prochains
samedis, je me trouve au mauvais endroit au mauvais moment.
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