mardi 12 mars 2019

12 mars 2019 : VIEILLIR 2


le sentiment que ce n’est pas bien de vouloir tirer son épingle du jeu et qu’il y a plus à attendre d’une communion que d’une solitude. On ne s’en sort pas tout seul, les hommes se sauvent ensemble ou pas du tout.
(Régis Debray, Rêverie de gauche, Flammarion, 2012)


Je reviens une nouvelle fois sur le problème du vieillissement, de la grande solitude que doivent subir ceux qui vivent trop longtemps. On oublie trop souvent "qu’il y a plus à attendre d’une communion que d’une solitude", que cette communion soit conjugale, familiale, amicale ou religieuse. Car, ainsi que je le vois avec mes amis nonagénaires, passé un certain âge, comme me l’a dit G. (99 ans maintenant) « quand on est un homme et qu’on a atteint mon âge, tous nos amis sont morts, on est le dernier », et si on n’a pas eu la sagesse ou l’occasion de se faire des amis nettement plus jeunes que soi, on se retrouve seul. Si l'on a déserté (ce qui est très courant dans notre monde déchristianisé) les églises ou les groupements de toutes sortes, on peut être très seul. Si, par ailleurs, on est resté célibataire, si l’on était enfant unique, si l’on n’a pas eu d’enfant, il ne faut guère compter sur le cercle familial. Sans compter que le plus souvent, dans le couple, la mort n’arrive pas en même temps : G. est veuf depuis huit ans, O. depuis trente ans et moi depuis bientôt dix ans. Tout le monde n’a pas la capacité, comme certains couples célèbres (Stefan Zweig et sa femme, Arthur Koestler et la sienne) de pratiquer ensemble un double suicide.
Je visite H. depuis environ six ans. Elle va avoir 83 ans, ce qui n’est pas énorme, mais elle est très affaiblie depuis trois ans et la fois où elle avait fait un malaise sous mes yeux et où j’avais appelé les pompiers. Et, surtout, elle s’affaiblit progressivement, physiquement d’abord, elle a de plus en plus de peine à marcher, mentalement aussi, elle a des jours comme aujourd’hui où elle est un peu perdue, hagarde, incohérente, surtout depuis que le moment de partir en EHPAD (ça l'angoisse) approche à grands pas, car elle devient de plus en plus dépendante. Elle est très soutenue et visitée par des habitants de notre tour, surtout des femmes assez âgées elles aussi, et par moi, qui semble le seul homme et le plus jeune de ses visiteurs. Quand je suis à Bordeaux, je vais la voir quasiment chaque jour, parfois plusieurs fois. Je vais lui chercher son courrier, je lui classe les papiers (banque, mutuelle, assurances, téléphone, électricité, etc.) au fur et à mesure qu’ils arrivent. Son héritier est un neveu qui s’occupe du dossier EHPAD, mais qui habite assez loin.
Mais H. a reculé tant qu’elle a pu le moment du départ. Elle a loupé le coche en octobre dernier quand une place se libérait dans l’établissement à côté de notre tour. Au moins elle aurait été en sécurité par rapport à ses chutes de plus en plus fréquentes. Ayant trop attendu, elle panique à l’idée de partir dans l’inconnu, tout en reconnaissant qu’elle ne peut plus rester toute seule. Les passages d’aides-soignants le matin (une demi-heure), d’auxiliaires de vie (trois quarts d’heure le soir), d’une femme de ménage (deux heures par semaine), sont loin d’être suffisants. Les repas lui sont portés à domicile. Le kiné passe deux fois par semaine, le pédicure une fois (elle a les pieds dans un état effroyable, tordus et les orteils se chevauchant). C’est sûr qu’elle serait mieux en EHPAD…


Tout cela me laisse à penser, et m’aide à anticiper mon propre vieillissement ; certes, je sais que je peux compter sur ma famille nombreuse et plusieurs sœurs prêtes à m’épauler, sans parler de mes enfants (mais je ne veux pas les embêter et les obliger à me seconder !). Mais j'envisage ainsi mes années à venir.
vers 2022, dans trois ou quatre ans au plus tard, j’émigrerai vers une RPA (Résidence pour Personnes Âgées) pour prendre un logement plus en conformité avec mon âge et avec mes besoins : à quoi bon tant d’espace ? J’ai trop accumulé de choses (il faut que je commence à trier), je me sentirai plus léger. Et l’avantage d’une RPA par rapport à une maison de retraite, c’est qu’on n’y est pas coincé par une pension complète. On reste indépendant, on peut faire sa cuisine, sortir en ville, aller au cinéma ou au théâtre, partir voir sa famille ou ses amis, voire à l’étranger… tant qu’on a encore envie de bouger.
quelques années plus tard, ce sera la maison de retraite. J’avoue n’avoir pas très envie de vivre très vieux, surtout si Alzheimer ou Parkinson (ou une autre de ces maladies de sénescence) me sautent dessus ou si l'ouïe ou pire encore, la vue, me faisaient défaut. Dans ce dernier cas (ne plus pouvoir lire étant pour moi l’horreur absolue), je fais partie de ceux qui souhaitent que soit légalisée l’aide active à mourir (euthanasie ou suicide assisté), et si la France reste toujours en retard dans ce domaine, il me restera à tenter le coup en Suisse ou en Belgique… ou le suicide non assisté, avec le risque de me rater. Bien entendu, tant que je resterai en forme, j’aime trop la vie, la littérature, le cinéma, le vélo et les voyages, les ami.e.s et l’affection des miens et de mes amis,  pour en arriver à cette terrible extrémité. Mais je milite dans l’ADMD (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité), qui pose cette question dans le "grand débat", et je ne veux pas d’une mort indigne, ni de la survie prolongée abusivement par des médecins qui ne respecteraient pas mes volontés. Et j'ai rédigé mes directives anticipées dans ce sens.


Je viens de lire une pièce de théâtre, Une si belle vue sur le lac d’Irène Krassilchik (L’Harmattan, 2017), psychanalyste, qui se passe justement en Suisse dans un de ces établissements où se retrouvent ceux qui ont choisi le suicide assisté. Trois personnes s’y croisent pour y passer leurs derniers jours, deux hommes, un paraplégique condamné à une asphyxie prochaine, un banquier en phase terminale d’un cancer et qui ne se remet pas de la mort par suicide d’un de ses fils, et une femme qui a toujours côtoyé la mort depuis sa jeunesse, avec de multiples tentatives de suicide et qui a décidé d’en finir une fois pour toutes. La jeune employée qui doit leur administrer le lendemain la potion létale leur apporte un dernier apéritif tandis que le soleil se couche sur leur dernière soirée. C’est l’occasion unique de discuter de la vie et de la mort, en attendant celle-ci dont ils ont volontairement choisi la date. Très belle pièce, dense, intense et que j’aimerais bien voir sur scène, et même, qui sait, jouer moi-même !

C’est cette fois mon jour de lucidité...

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