le
sentiment que ce n’est pas bien de vouloir tirer son épingle du
jeu et qu’il y a plus à attendre d’une communion que d’une
solitude. On ne s’en sort pas tout seul, les hommes se sauvent
ensemble ou pas du tout.
(Régis
Debray, Rêverie de gauche,
Flammarion, 2012)
Je
reviens une nouvelle fois sur le problème du vieillissement, de la
grande solitude que doivent subir ceux qui vivent trop longtemps. On
oublie trop souvent "qu’il
y a plus à attendre d’une communion que d’une solitude",
que cette communion soit conjugale, familiale, amicale ou religieuse. Car, ainsi
que je le vois avec mes amis nonagénaires, passé un certain âge,
comme me l’a dit G. (99 ans maintenant) « quand on est un
homme et qu’on a atteint mon âge, tous nos amis sont morts, on est
le dernier », et si on n’a pas eu la sagesse ou l’occasion de
se faire des amis nettement plus jeunes que soi, on se retrouve seul. Si l'on a déserté (ce qui est très courant dans notre monde déchristianisé) les églises ou les groupements de toutes sortes, on peut être très seul. Si,
par ailleurs, on est resté célibataire, si l’on était enfant
unique, si l’on n’a pas eu d’enfant, il ne faut guère compter
sur le cercle familial. Sans compter que le plus souvent, dans le couple, la mort n’arrive
pas en même temps : G. est veuf depuis huit ans, O. depuis
trente ans et moi depuis bientôt dix ans. Tout le monde n’a pas la
capacité, comme certains couples célèbres (Stefan Zweig et sa
femme, Arthur Koestler et la sienne) de pratiquer ensemble un double suicide.
Je visite H. depuis environ six ans. Elle va avoir 83 ans, ce qui n’est pas
énorme, mais elle est très affaiblie depuis trois ans et la fois où
elle avait fait un malaise sous mes yeux et où j’avais appelé les
pompiers. Et, surtout, elle s’affaiblit progressivement,
physiquement d’abord, elle a de plus en plus de peine à marcher,
mentalement aussi, elle a des jours comme aujourd’hui où elle est
un peu perdue, hagarde, incohérente, surtout depuis que le moment de partir en EHPAD (ça l'angoisse)
approche à grands pas, car elle devient de plus en plus dépendante.
Elle est très soutenue et visitée par des habitants de notre tour,
surtout des femmes assez âgées elles aussi, et par moi, qui semble
le seul homme et le plus jeune de ses visiteurs. Quand je suis à Bordeaux, je vais la voir
quasiment chaque jour, parfois plusieurs fois. Je vais lui chercher
son courrier, je lui classe les papiers (banque, mutuelle,
assurances, téléphone, électricité, etc.) au fur et à mesure
qu’ils arrivent. Son héritier est un neveu qui s’occupe du
dossier EHPAD, mais qui
habite assez loin.
Mais
H. a reculé tant qu’elle a pu le moment du départ. Elle a loupé
le coche en octobre dernier quand une place se libérait dans
l’établissement à côté de notre tour. Au moins elle aurait été
en sécurité par rapport à ses chutes de plus en plus fréquentes.
Ayant trop attendu, elle panique à l’idée de partir dans
l’inconnu, tout en reconnaissant qu’elle ne peut plus rester
toute seule. Les passages
d’aides-soignants le matin (une demi-heure), d’auxiliaires de vie
(trois quarts d’heure le soir), d’une femme de ménage (deux
heures par semaine), sont loin d’être suffisants. Les repas lui
sont portés à domicile. Le kiné passe deux fois par semaine, le
pédicure une fois (elle a les pieds dans un état effroyable, tordus
et les orteils se chevauchant). C’est sûr qu’elle serait mieux
en EHPAD…
Tout
cela me laisse à penser, et m’aide à anticiper mon propre
vieillissement ; certes, je sais que je peux compter sur ma
famille nombreuse et plusieurs sœurs prêtes à m’épauler, sans parler de mes enfants (mais je ne veux pas les embêter et les obliger à me seconder !). Mais
j'envisage ainsi mes années à venir.
— vers
2022, dans trois ou quatre ans au plus tard, j’émigrerai vers une
RPA (Résidence pour Personnes Âgées) pour prendre un logement plus
en conformité avec mon âge et avec mes besoins : à quoi bon
tant d’espace ? J’ai trop accumulé de choses (il faut que je commence à trier), je me
sentirai plus léger. Et l’avantage d’une RPA par rapport à une
maison de retraite, c’est qu’on n’y est pas coincé par une
pension complète. On reste indépendant, on peut faire sa cuisine, sortir
en ville, aller au cinéma ou au théâtre, partir
voir sa famille ou ses amis, voire à l’étranger… tant qu’on a
encore envie
de bouger.
— quelques
années plus tard, ce sera la
maison de retraite. J’avoue n’avoir pas très envie de vivre très
vieux, surtout si Alzheimer ou Parkinson (ou une autre de ces maladies de sénescence) me sautent dessus ou si l'ouïe ou pire
encore, la vue, me faisaient défaut. Dans ce dernier cas (ne plus
pouvoir lire étant pour moi l’horreur absolue), je fais partie de
ceux qui souhaitent que soit légalisée l’aide active à mourir
(euthanasie ou suicide assisté), et si la France reste toujours en
retard dans ce domaine, il me restera à tenter le coup en Suisse ou en Belgique… ou le
suicide non assisté, avec le risque de me rater. Bien entendu, tant que je
resterai en forme, j’aime trop la vie, la littérature, le cinéma, le vélo et les voyages,
les ami.e.s et l’affection des miens et de mes amis, pour en arriver à cette
terrible extrémité. Mais je milite dans l’ADMD (Association pour
le Droit de Mourir dans la Dignité), qui pose cette question dans le
"grand débat", et je ne veux pas d’une mort indigne, ni de la survie
prolongée abusivement par
des médecins qui ne respecteraient pas mes volontés. Et j'ai rédigé mes directives anticipées dans ce sens.
Je
viens de lire une pièce de théâtre, Une si belle vue sur
le lac d’Irène Krassilchik
(L’Harmattan, 2017), psychanalyste, qui se passe justement en Suisse dans un de
ces établissements où se retrouvent ceux qui ont choisi le suicide
assisté. Trois personnes s’y croisent pour y passer leurs derniers
jours, deux hommes, un paraplégique condamné à une asphyxie
prochaine, un banquier en phase terminale d’un cancer et qui ne se
remet pas de la mort par suicide d’un de ses fils, et une femme
qui a toujours côtoyé la mort depuis sa jeunesse, avec de multiples
tentatives de suicide et qui a décidé d’en finir une fois pour toutes. La jeune
employée qui doit leur administrer le lendemain la potion létale leur apporte un
dernier apéritif tandis que le soleil se couche sur leur dernière
soirée. C’est l’occasion unique de discuter de la vie et de la
mort, en attendant celle-ci dont ils ont volontairement choisi la
date. Très belle pièce, dense, intense et que j’aimerais bien
voir sur scène, et même, qui sait, jouer moi-même !
C’est
cette fois mon jour de lucidité...
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