L’œuvre,
en réalité est assez facile à énoncer. Il s’agit de redéfinir
le Nous, de
reconstruire du Nous.
Non plus du Nous contre Eux,
mais du Nous avec Eux,
du Nous en Eux.
(Christiane
Taubira, Nous habitons le Terre, P. Rey, 2017)
J’avais
beaucoup aimé, l’an passé, quand elle avait quitté le
gouvernement, les Murmures à la jeunesse, que publiait
Christiane Taubira (page du 5 février 2016). Elle remet ça, cette
année, avec un superbe Nous habitons la terre, toujours chez
le même éditeur, l’excellent Philippe Rey. Une autre réussite,
aussi impressionnante de maîtrise d’écriture, de hauteur de vue
et d’espérance à nous apporter. Que n’a-t-elle été candidate
à la présidence ? Elle aurait eu ma voix, sans conteste !
Elle
dénonce ici les inégalités et les violences qui régissent notre
planète et la rendent perméable aux extrémistes de tous bords, et
plus précisément, de l’extrême-droite : "C'est une
géographie de l'épouvante. Une litanie de l'horreur. Une
accoutumance à l'ignominie." Premières victimes : "Les
pays du Sud" [qui] "sont les premières destinations de ces
déshérités pris dans le tourbillon des passions destructrices,
humaines, si humaines, trop humaines." Elle n’oublie pas
cependant les pays victimes des violences de la colonisation et de la
spoliation impérialistes et regrette, à ce titre, que la France
n’ait toujours pas reconnu l’état palestinien. Elle ajoute que
"la prédation s’étend, la puissance financière,
insaisissable mais active, supplante toutes les puissances publiques
quand elle ne les pervertit pas." Elle dénonce "le repli
sur soi, l’appel halluciné à la fermeture des frontières tandis
que le commerce, y compris celui de la force de travail, des corps,
des fluides et des organes, gagne sans encombre la terre entière,
signe le désarroi et déjà la défaite." Ce qui fait le lit,
justement de ces extrémistes, et le rejet de l’Europe.
Elle
remarque que les troubles qui nous touchent ici même "fleurissent
sur la marais des inégalités sociales et des exclusions
identitaires, à l'ombre de frustrations issues de discriminations et
de rejet, en dépit d'efforts, de mérites et parfois de succès."
Elle évoque le désastreux emploi de mots qui noient la réalité
dans une novlangue proche de celle d’Orwell dans 1984 :
"Par la prestidigitation du verbe, en l’occurrence un
substantif creux [crise], il n’existe plus ni avidité, ni
cupidité, ni amoralité, ni spéculation, ni divergence d’intérêt,
ni antagonisme de classe,ni conflictualité démocratique. Juste la
crise. Au singulier. Et, pour le plus grand nombre, le devoir de
faire des efforts et de consentir à des sacrifices, surtout si l’on
n’a pris aucune part à la banqueroute." Ainsi, pour la Grèce,
dont les habitants payent pour les menteurs qui les ont dirigés...
Par
ailleurs, la vulgarité "serpente évidemment sur les réseaux
sociaux, cette alcôve à tous vents qui fait croire aux lâches
qu'ils sont braves et libres. Cette vulgarité cavale à califourchon
sur les grossièretés, les diffamations, la calomnie, l'infamie
érigées en subversion de salon, de studio, de plateau, de
comptoir." Cette même vulgarité qui règne partout et qui
contamine la population, et surtout "ces enfants qui grandissent
dans des quartiers ou des communes où il manque presque de tout sauf
la télévision qui exhibe l’abondance, le superflu et l’oisiveté,
la success-story d’hommes sans qualités, l’évidence d’un
monde inaccessible et goguenard." J’avais bien remarqué ça
lors de mon bref passage en Côte d’Ivoire où la télévision
dévoyait les natifs vers un monde faux que décrit bien ici Taubira.
Comment
lutter ? "Il nous reste à réapprendre à faire monde. Ou
à apprendre à refaire monde. André Malraux assurait : L’art,
c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme.
Définitivement, les arts et toutes les expressions de la beauté, du
doute, de l’inachevé sont les chemins les plus lumineux de
l’altérité." Car nous avons besoin de retrouver l’humanité :
"Il est question de reconnaître notre commune condition
humaine, de voir en l’autre un autre et en même temps un autre
soi-même, de ne pas tricher avec la liberté et dire qu’elle est
indivisible, de ne pas tourner la fraternité en dérision."
Dieu merci, des hommes, au sens plein du mot, existent encore en
France : "Aujourd’hui, malgré les hautes déclarations
martiales et définitives proférées pour rassurer des gens pourtant
peu disposés à se laisser amadouer, des Français accueillent. Ils
reçoivent, soutiennent, accompagnent."
Et
ce devrait être le rôle de la Gauche ? Christiane Taubira
assure que "d’avoir cédé sur l’humanisme dans le
vocabulaire, ne plus s’en réclamer, ne plus s’en inspirer ni
dans la parole politique ni dans les programmes électoraux ni dans
les controverses doctrinales, ne fait que révéler qu’elle a
renoncé à penser la vie sociale ou à percevoir le monde, en
première et ultime instance, sur le fondement de notre commune
humanité." La Gauche s’est perdue quand elle a oublié la
solidarité : "une idée, une nécessité, une ambition si
belles et si essentielles qu’il leur faut [à ses adversaires]
plusieurs contre-mots pour tenter de l’abattre : assistanat,
parasitisme, fainéantise, feignantise, tricherie, escroquerie,
fraude sociale, détournement. Leur lexique est moins riche pour
l’optimisation et l’évasion fiscales, les infractions
boursières, les délits d’initiés. […] Ce glossaire parle aussi
de charges sociales pour nommer les cotisations de solidarité, de
plan social pour déguiser des licenciements massifs, de mouvement
social dans l’entreprise pour dépouiller la grève de sa puissance
évocatrice et combative." Si les mots ne signifient plus ce
qu’ils veulent dire, peut-on s’étonner de voir une frange
importante de la population se tourner vers l’extrême droite ?
Car "c’est par les mots que l’on enchante ou que l’on
désoriente. Ce sont les mots qui viennent chercher au tréfonds de
nous cette indomptable énergie qui nous propulse dans les belles
énergies collectives, lorsque nous retrouvons confiance en nous et
que nous renouons avec l’art de rêver ensemble" et on est
bien obligé de constater que, malheureusement, la Gauche a perdu le
vocabulaire de l’enchantement, en faisant une politique droitière,
celle voulue par le sacro-saint Marché (Ah, ça leur va bien, de se
moquer à tout-va des religions, eux qui s’agenouillent et se
pâment devant le Veau d’or, le Profit, les Dividendes, les
Actions, l’Évasion fiscale, et tout ce qui se rapporte à
l’Argent).
Si
l’on veut changer les choses, "il
est temps de prétendre de nouveau de ne pas s’accommoder d’un
monde qui crache le mépris en même temps qu’il propage la misère,
qui traite les injustices comme une variable de prospérité, fait de
l’exclusion un quotient du progrès et du profit, de l’exploitation
humaine un critère d’opportunité."
On en est bien loin aujourd’hui. Et,
pourtant, plus que jamais, on a besoin de reconstruire un monde
solidaire, fraternel, partageux. Sinon, nous courons tout droit à la
catastrophe !
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