Mais
la civilisation n’a rien à voir avec vos pratiques de bandits de
grand chemin.
(Jean
Grave, La colonisation,
in Ce que nous voulons et
autres textes anarchistes,
Mille et une nuits, 2012)
Les
mots ont un sens : à moins de nous retrouver dans le monde si
bien décrit par George Orwell dans 1984
et La
ferme des animaux (mais
qui lit encore Orwell ?), nous nous devons de rétablir le sens.
Et
le viol est le viol : il est
même
défini
par le Code pénal (article 222-23) "comme tout acte de pénétration
sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne
d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise". À
ce titre, c’est
un crime
passible
de la cour
d’assises. Le code pénal ne prévoit pas de pénétration par
"accident",
comme tente de nous le faire croire l’inénarrable Inspection
Générale
de la Police
Nationale,
inventant ainsi une
nouvelle catégorie : le viol accidentel. Toutes
les personnes qui ont été violées un jour apprécieront. S’agit-il
d’une
provocation langagière
volontaire
sur arrière-plan
électoraliste ?
Certes,
nous sommes habitués depuis
toujours
à trouver une excuse à toutes les soi-disant
"bavures"
policières, qui pourtant tuent parfois (mort de Rémi Fraisse à Sivens, d'Adama Traoré, et de combien, que nous ignorons),
éborgnent
(voir mon blog du 20 septembre 2016, en commentaire du livre L’arme
à l’œil),
blessent
et dans
tous les cas, humilient
des
populations déjà
passablement opprimées.
Ceci
avec la complicité de
l’État,
et
la
complaisance de
nos élus,
qui
votent des lois qui vont accélérer la mise en place d'une sorte de permis de tuer, comme c’est déjà le cas aux
USA (plusieurs milliers de morts chaque année, quasiment en toute impunité).
Disons-le
tout net :
un
viol, c’est un viol, et
un crime, qu’il soit commis par des jeunes dans une "tournante",
ou par des policiers dans l’exercice de leurs fonctions. Les mots
aussi blessent et tuent. En tout cas, parler de viol "accidentel" explique la colère
populaire en train d’exploser dans certaines banlieues.
Il
se trouve que je venais de lire une formidable pièce de théâtre de
Stefano Massini, Femme
non-rééducable : matériau théâtral sur Anna Politkovskaïa.
Cette
œuvre explosive s'inspire
du
parcours de
cette
journaliste russe, militante des droits de l’homme, qui
fut assassinée
dans
son ascenseur à Moscou en
2006. Son
erreur :
faire
son
métier honnêtement
(c’est-à-dire, justement, en donnant du sens et de la véracité aux mots employés)
en
se
mettant en première ligne pendant
le conflit russo-tchétchéne, où
elle constate que "Tu
t’habitues à l’idée de mourir. Après un moment... tu finis par
ne plus y penser".
Anna
Politkovskaïa
était
une
femme exceptionnelle,
l’honneur de sa profession : elle
montrait
le vrai visage du
régime mis en place par Moscou pour abattre les révoltés, et
notamment celui du
dictateur
sanguinaire Ramzan Kadyrov
(encore
un Ubu sanglant !),
invitant ses
lecteurs à se demander jusqu’où
on
peut
fermer les yeux. Le
texte de la pièce s’appuie
sur les écrits de
la journaliste
et
nous propose des
faits,
directs, crus, comme des coups de poing qu’on prendrait
dans la gueule (ou, je n’y avais pas pensé en le lisant, car le viol accidentel ne s’était pas encore produit,
comme une matraque qu’on nous enfoncerait
dans l’anus).
L'attention du lecteur est
donc
immergée
dans la Russie du début des années 2000,
principalement dans
la
Tchétchénie terrorisée, et se concentre sur la boucherie incroyable
que
pratiquent les
mercenaires russes : savez-vous
ce que c’est qu'un fagot humain pour cette soldatesque ? "« Le
fagot humain. » « C’est
quoi? » « On
entre dans un village, on prend dix personnes, on les lie avec une
corde. Puis on fout une grenade dans le tas. Et on fait sauter.
Boum. »"
La
presse est
bâillonnée, la journaliste intimidée,
menacée
de mort, et
même
victime d’un
empoisonnement
criminel.
À la
propagande russe
répondent
les
prises d’otages tchétchènes.
C’est
sobre, net, coupant, la voix de la journaliste, sans monter d’un
cran,
vibre de
colère (notamment
quand elle interviewe des officiers hauts-gradés, qui se savent
intouchables) et de
révolte. Ça
fait peur,
il
faut bien le dire, nous
sommes le temps d’une lecture, plongés dans une sorte
d’enfer
qui nous fait penser qu’on en est nous aussi menacé.
Les
prétendus civilisés font peur.
On
en sort groggy ! Et on comprend l’importance du sens des
mots.
Et
pourquoi il faut lutter contre la banalisation des crimes de guerre
qui ne sont pas seulement, loin de là, le fait des "terroristes". Et aussi contre la banalisation des "bavures" policières.
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