Jamais
une société n'a été aussi éloignée que la nôtre des hauteurs
spirituelles. La place du sacré, comme celle du silence, s'estompe.
(Jean-Michel
Delacomptée, Petit
éloge des amoureux du silence,
Gallimard, 2011)
Mais
la grande affaire de Venise, c'était la Mostra,
que j'abordais, comme chaque année, avec mon sens du sacré. Je ne
vais en effet jamais au cinéma (aussi bien à Bordeaux) sans faire
le vide en moi, sans avoir besoin d'être concentré, et souvent
entrant dans la salle dix minutes avant le commencement, en fermant
les yeux pour me préparer à ce que je vais voir : d'où le
fait que je déteste les cinémas qui passent de la publicité avant.
J'entre en religion au cinéma (comme au théâtre, au concert, à
l'opéra, en voyage, dans un livre, dans un poème, en amitié, dans
une rencontre...), et j'enrage de voir tous ces smartphones encore
allumés jusqu'au tout dernier moment, et déjà rallumés dès le
commencement du générique de fin, quand ce n'est pas en cours de
route (vu la même chose à la Fenice de Venise pour La
Traviata :
si on n'a pas envie de voir un opéra, on ne vient pas et on ne
dérange pas ses voisins par cette servilité qu'implique le besoin
de connaître les messages instantanément !) : comment ces
personnes peuvent-elles être concentrées, entrer totalement,
s'immerger dans ce qu'elles sont censées découvrir ? Enfin, le son était souvent trop fort, j'ai dû faire usage de mes bouchons auriculaires pour plusieurs films.
la foule devant le Palais du Festival : probable arrivée de vedettes
Sur
ce, qu'ai-je vu à la Mostra de Venise ? Des films originaires
de 17 pays différents ! Car on – moi, en tout cas - vient
dans les festivals de ce genre pour s'ouvrir au cinéma du monde
entier et sortir de la servitude volontaire (encore une) du
détestable impérialisme culturel (et surtout commercial, quand on
voit les films qui font des entrées) américain qui nous pourrit la
vie : j'ai pu lire avec effarement dans la brochure The
Chinese film,
présente à la Mostra,
que sur les dix films qui ont fait le plus de recettes en Chine dans
les douze mois écoulés, neuf sont américains, et le premier
chinois est en neuvième position (Mao doit se retourner dans son
mausolée !).
la salle Giardino, toute nouvellement construite, où je suis allé plusieurs fois
Bref,
en dehors de trois films qui ne m'ont pas plu (l'iranien Drum
de Keywan Karimi, très beau esthétiquement, mais abscons,
l'argentin Kékszakállú,
de Gaston Solnicki, curiosité dont le seul intérêt pour moi était
la musique du Château
de Barbe-Bleue
de Bartok et le documentaire chinois très bavard Ku
Qian
de Wang Bing, d'un ennui incommensurable, je suis sorti avant la fin
de celui-ci, parce que lire des sous-titres très abondants en
anglais, c'est assez pénible), je n'ai vu que du bon et même du
très bon. Je n'ai pas vu les deux grands films primés, le Lion d'or
ni le Lion d'argent, parce que j'ai choisi les films en fonction des
horaires, de leur nationalité, et souvent sans même savoir de quoi
ils parlaient, car je n'ai pas acheté le catalogue, un pavé énorme.
Mais, comme ça, la découverte était totale !
Commençons
par les trois films anciens restaurés que je suis allé voir, car un
festival, c'est aussi fait pour ça : parfaire sa culture
cinématographique ! Tutti
a casa
de Luigi Comencini (qui fut distribué en France sous le titre La
grande pagaille),
avec Alberto Sordi et Serge Reggiani, est un fleuron de la comédie
italienne de la grande époque (1960) qui raconte la débandade d'une
partie de l'armée italienne en 1943, après l'armistice : un
régal, que je n'avais jusque-là vu qu'au ciné-club de la télé.
Processo alla città
de Luigi Zampa (1952), fait le procès d'une ville, Naples, où la
peur et la corruption verrouillent l'activité du juge chargé de
l'enquête (le bellâtre de l'époque Amedeo Nazzari, excellent
acteur du reste) décidé cependant à aller jusqu'au bout :
jamais vu encore, excellent. Enfin, Opfergang
(1944),
du cinéaste allemand Veit Harlan (tristement célèbre pour le film
nazi Le
juif Süss)
dont je n'avais encore rien vu : un très beau mélo sur les
histoires d'amour d'un homme tiraillé entre deux femmes qu'il aime
également.
Tout
le reste était des films récents, inédits et presque tous
présentés pour la première fois ici. Commençons par les films
italiens, car tout de même, quitte à être à Venise, j'en vois le
maximum, puisque la France rechigne à les distribuer. L'estate
addosso,
de Gabriele Muccino, est un excellent film sur la fin de
l'adolescence et les intermittences du cœur : deux jeunes
Italiens (dont Brando Pacitto, qui crève l'écran, joue aussi dans Piuma) sont invités par un copain déjà installé là-bas à
aller passer quelques jours en Californie ; ils seront logés à San Francisco chez un couple de trentenaires gays. Ils y
apprendront la liberté et la tolérance. Piuma,
de Roan Johnson, conte une autre histoire d'adolescents : un
trop jeune couple attend un bébé, vont-ils pouvoir le garder ?
Ça m'a beaucoup plu, un des rares moments joyeux dans une cohorte de
films tragiques. Tommaso,
du pimpant Kim Rossi Stuart (réalisateur et acteur principal), narre
les affres d'un quadragénaire qui voit s'envoler la jeunesse. Ça
m'a beaucoup fait rire aussi. Les deux derniers films italiens vus
étaient des documentaires, l'un très dur sur la jeunesse
délinquante de Naples, Robinù
(Michele Santoro), l'autre sur un prêtre exorciste en Sicile,
Liberami
(Federica Di Giacomo), que j'ai regardé avec curiosité et
finalement assez d'intérêt.
Le
cinéma français était à l'honneur aussi. Frantz,
de François Ozon, sorti ici tout de suite après, a été un des
chocs esthétiques du festival. Parfaitement maîtrisé, d'un
classicisme absolu, c'est une belle réussite (remake d'un film de
Lubitsch, Broken lullaby de 1932) sur le thème de la réconciliation
franco-allemande difficile après la guerre de 14-18. Belle
performance de Pierre Niney et de Paula Beer (primée pour son
interprétation). Attention, prévoyez des mouchoirs ! Jours
de France,
de Jérôme Reybaud, est un road movie, pérégrination à travers
la France d'un trentenaire gay parisien qui, un beau matin, quitte
son compagnon et disparaît : l'autre cherche à le retrouver.
Quatre jours et quatre nuits à divaguer, au hasard des rencontres,
souvent très belles ; un parcours de la France qui m'a bien plu
(il ne sortira ici qu'en avril prochain). Réparer
les vivants,
d'après le best-seller éponyme, est un film semi-documentaire sur
une transplantation cardiaque. Je suis resté de marbre devant cette
histoire pourtant bien ficelée par Katell Quilleveré, et bien
interprété par Emmanuelle Seigner, Tahar Rahim, Dominique Blanc.
Mais on ne s'ennuie pas ! Sortie en novembre.
De
tous les autres pays, je n'ai vu qu'un film ; procédons par
ordre alphabétique de nom de pays :
Chili :
El
Cristo ciego,
de Christopher Murray. Michaël est devenu un fou de Dieu, il se
prend pour le Christ. Il quitte tout pour aller sur les routes, pieds
nus, et pense qu'il peut faire des miracles. Très bien fait,
passionnant, pour peu qu'on admette le thème.
Colombie :
Los
nadie,
de Juan Sebastián Mesa. Des adolescents essaient de survivre dans
une banlieue assez sinistre. Ils n'ont rien. Un beau film social à
la Ken Loach.
Corée :
The
net,
de Kim Ki-Duk. Un pêcheur coréen du nord, dont le bateau tombé en
panne a dérivé dans les eaux sud-coréennes, devient un enjeu entre
les deux Corée. Parfaitement maîtrisé, un thriller glaçant qui
sortira en France. À ne pas manquer.
Espagne :
Tarde
para la ira,
de Raúl Arévalo. Une histoire de vengeance : un homme enquête
pour retrouver les traces de ceux qui ont assassiné sa femme huit
ans auparavant. Assez classique, mais bien foutu.
Inde :
Hôtel
Salvation,
de Shubhashish Bhutiani, conte l'histoire d'un vieillard qui, sentant
la mort venir, veut absolument partir vers les bords du Gange, le
fleuve sacré, selon les rites ancestraux. Son fils, plus moderniste,
le suit pour tenter de comprendre. Un moment fort du festival. Mérite
une sortie en France.
Islande :
Hjartasteinn,
de Guŏmundur Arnar Guŏmundsson. Adolescents en recherche de soi et
en quête d'identité sexuelle. Violence des adultes, un film
impressionnant.
Japon :
Gukoroku,
de Kei Ishikawa. Beau film d'enquête sur des crimes mâtinés
d'inceste.
Mexique :
La
región salvaje,
de Amat Escalante, est un film semi-fantastique, à la limite du film
d'horreur, autour d'un gourou prédateur et assassin. Terrible. Primé (meilleur réalisateur ex-aequo).
Népal :
White
sun,
de Deepak Rauniyar. Après la trêve conclue avec le gouvernement, un
guérillero maoïste revient dans son village après douze ans
d'absence. Il découvre que sa femme a eu un enfant en son absence et
que son père vient de mourir. Il doit participer aux rites
traditionnels de crémation, ce contre quoi il se battait. Dans un
admirable paysage de montagnes, très belle confrontation entre la
tradition et la modernité. Un des chocs du festival.
Philippines :
Pamilya
ordinaryo,
d'Eduardo Roy Jr. La tragédie des enfants de rue de Manille :
un très jeune couple (15 ans) se fait voler son bébé, sans doute
pour qu'il soit vendu à de riches bourgeois. Moins fort que Blanka,
vu l'an dernier (et sorti récemment en France), mais tout de même
époustouflant.
Turquie :
Koca Dünya, de Reha Erdem. Un jeune homme s'enfuit dans les bois en emmenant avec
lui sa jeune sœur, promise en mariage forcé à un vieux imam.
Encore un excellent film social, à la limite du fantastique.
Vénézuela :
La soledad,
de Jorge Thielen Armand. Une vieille femme noire habite dans une
grande maison bourgeoise délabrée. Les propriétaires décident de
la vendre. Encore un moment fort.
à l'heure du pique-nique ou de la sieste, sous les ombrages
On
le voit, ce ne sont pas les bons films qui manquaient : au contraire,
il y avait pléthore, on m'a parlé par exemple d'un film iranien
excellent (hélas, pas celui que j'ai vu). Mais dans ce genre de
festival, on fait des choix. Par ailleurs, je n'avais pas envie de
voir cinq films par jour, comme certains. Je me suis contenté d'une
moyenne de trois par jour, ce qui est déjà beaucoup, compte tenu
des sous-titres en italien et en anglais. Et ce qui me laissait du temps pour me balader...
je ne perds jamais le vélo de vue, et le vois donc en vitrine dans Venise
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