C'est
terrible de ne pas comprendre le monde dans lequel je vis. Je suis
vieux et j'ai dépassé la date de péremption.
(Arni
Thorarinsson, L'ombre
des chats,
trad. Éric
Boury, Métailié, 2014)
Je
suis donc parti pour une dizaine de jours à Venise, et... je suis
revenu ! Ce n'est pourtant pas l'envie qui me manquait de rester
là-bas. Si on pouvait s'y loger à un prix raisonnable, j'y
resterais bien la moitié de l'année. Mais ce n'est qu'un rêve, à
moins que mon recueil de poèmes, à sortir prochainement, ne
devienne un best-seller international... Ne rêvons pas trop !
Venise, le pont du Rialto
Trajet
jusqu'à Paris en bus (au retour aussi, et de nuit !). Puis avion.
Apparemment, on peut aussi y aller en train (mais pas un direct de nuit Paris-Venise), à voir pour l'an
prochain ? Retrouvé dans l'avion Geneviève et Béatrice, Alain
et Marie-Hélène, arrivant de La Rochelle, et faisant partie de
notre groupe d'une quarantaine de personnes chaperonnées par La
Fédération des ciné-clubs de la Méditerranée, pour
l'accréditation à la Mostra (nom du festival de cinéma).
la ruelle qui menait à mon hôtel
J'ai regagné mon hôtel à pied à
partir de la Piazza di Roma (12 canaux à franchir et autant de
ponts, heureusement que je voyage léger, revêtu d'habits facilement
lavables à la main le soir, et quasiment secs le lendemain matin).
Et le soir même (jeudi 1er septembre), j'étais au dîner d'accueil, à notre
restaurant habituel : sur 40, nous devions être six hommes
maximum ! Couché vers 23 h, je me suis levé à 6 h pour aller
sur les quais au-delà de San Marco prendre le vaporetto gratuit vers le
Lido pour aller voir mes premiers films : de cette façon, je n'ai pas eu besoin de prendre un pass
hebdomadaire valable sur tous les vaporetti, et l'économie réalisée
m'a permis d'aller à un concert de bel canto, voir au théâtre
Goldoni une de ses pièces en italien surtitré en français,
Arlequin
valet de deux maîtres,
et au Teatro de la Fenice voir et écouter La
Traviata de
Verdi.
déchargement de marchandises près de la place San Marco
la place San Marco vers 7 h du matin, peu de piétons, peu de pigeons !
Se lever tôt est une nécessité, parce que c'est
le seul moment où peut circuler tranquille dans les ruelles, rues,
places. Après neuf heures du matin, c'est la cohue des touristes qui
ne s'achève qu'à 10 h du soir à peu près. Par ailleurs, pour
aller au Lido, j'avais environ dix minutes à pied jusqu'au
vaporetto, qui met ensuite vingt à vingt-cinq minutes pour traverser
la lagune. Et, comme les premières projections de films avaient lieu
dès 8 h du matin (je n'y suis allé qu'une fois, les autres jours je
débutais par des séances à 8 h 30, ou à 9 h, ou seulement l'après-midi si on faisait une excursion le matin), il était prudent de ne pas s'attarder.
gondoles se dirigeant vers le Grand Canal
Traditionnellement,
le lundi soir, on prend l'apéro ensemble. Rendez-vous était donné
dans le quartier Dorsoduro sur le Campo (place) San Margarita, à la
terrasse d'un des cafés, à partir de 19 h. Bien qu'arrivé à
l'heure, je tourne trois fois autour de la place, personne du groupe
aux nombreuses terrasses. Une envie de pisser terrible me prend.
Allez trouver des toilettes dans Venise ! Elles sont bien
fléchées, mais assez rares, et dans les cafés tous hors
de prix, à cause des touristes, il faut consommer (j'allais prendre
l'apéro avec les autres et donc pas envie de payer une autre consommation). J'avise donc
une de ces petites ruelles, très étroite, un cul-de-sac.
Personne... Pourquoi ne pas aller me soulager dans le petit canal
auquel elle aboutit ? Au passage d'ailleurs, je ne dois pas être
le seul, car ça sent l'urine... Mais non, je ne vais pas faire
contre un mur comme les autres ! J'arrive au bout, un escalier descend vers le
canal : personne aux alentours, ni de l'autre côté du canal.
Pas de barque ou canot ou gondole en vue : c'est un petit
canal, aussi étroit que ma ruelle. De l'autre côté des maisons
donnent directement dessus. Murs aveugles ou volets fermés : je serai tranquille. J'amorce
la descente. Une marche, deux marches.
les marches pour atteindre le canal : les deux du bas sont hyper-glissantes
Il fait sombre, je vois bien
que la troisième est couverte de mousse visqueuse, mais mon pied
droit est plus rapide que mon cerveau, je le pose, et hop, il dérape,
je n'ai que la présence d'esprit de me laisser retomber en arrière,
assis sur une marche sèche, mais mes deux jambes sont dans l'eau
jusqu'à mi-cuisse. Et dire que j'avais mis mes belles chaussures !
Heureusement, j'étais resté en bermuda. Je me relève délicatement,
pas question de tomber intégralement dans l'eau, alors que j'ai tout
sur moi, papiers, billet d'avion, porte-monnaie, carte bancaire, etc.
Et une fois remonté sur la plus haute marche, je sors mon machin et
arrose le canal ! Je reviens dans la ruelle, agité d'un rire
nerveux. Je refais le tour de la place : toujours personne en
terrasse ! Je décide de rentrer à l'hôtel (1 bon km à pied,
avec plusieurs ponts, dont celui de l'Accademia) ; tout le long,
les gens ont dû me prendre pour un fou, car je riais sans cesse –
et tout seul, de ma mésaventure. J'apprendrai, le lendemain que, compte tenu de la petite brise du soir et de la cohue en terrasse, ils s'étaient installés à l'intérieur !
mes chaussures après immersion (et séchage) : on distingue bien le sel
(nettoyées à Bordeaux, elles sont bien revenues)
Revenons
aux soirées ou matinées culturelles : le 3 septembre, je suis
allé sur le Campo san Salvador, près de mon hôtel, assister à un
récital de bel canto (airs de Mozart, Donizetti, Verdi). Ce sont des concerts pour touristes, mais après tout, pourquoi pas, ne faisons pas les difficiles ! Mes voisins
étaient un couple d'Australiens avec qui j'ai sympathisé et à qui j'ai remis ma carte :
peut-être viendront-ils un jour à Bordeaux ?
l'affiche du spectacle
Le
6 septembre, ce fut Arlecchino,
il servitor de due paddroni,
de Goldoni ; ce n'est pas la première fois que je vois dans un
pays étranger une pièce jouée dans la langue locale, j'ai vu du Shakespeare
en Angleterre en 1970 et en 1986, du Witkiewicz en Pologne en 1974.
Depuis ces époques lointaines, on utilise pour les étrangers des
surtitrages (comme pour les opéras). J'avais déjà vu la pièce, en
français, à Angers. Mais là, jouée en commedia dell'arte, avec
des masques pour les personnages traditionnels (Arlequin, Brighella,
Pantalon), ce fut un délice. Presque pas besoin de regarder le
surtitrage sauf dans le premier quart d'heure, pour s'assurer de qui est qui. C'est moi qui avais
proposé ce spectacle, joué près de mon hôtel, au reste du
groupe : ceux qui s'y sont inscrits ont été ravis.
devant le Teatro Goldoni, elles harponnent les passants pour le spectacle
Le
lendemain matin, je me suis trouvé avec un petit groupe, à visiter
les jardins de la manufacture Fortuny, situés dans l'île de la
Giudecca. Mariano Fortuny est un artiste espagnol qui a créé cette
usine de textiles vers 1900, juste à côté des grands moulins
(aujourd'hui reconvertis en hôtel de luxe, où l'on a aussi visité une exposition
d'artistes variés). Fortuny se spécialisa dans les tentures
stylisées, pour tissus d'ameublement, de théâtre, dont il
inventait lui même les motifs. Sa femme, Américaine, créa le
jardin privé derrière la manufacture, à la fois à la française et à
l'anglaise, avec piscine (une des rares de Venise) et vestiaire. Puis
on est entré dans le magasin de vente où, après avoir admiré les
motifs des tissus, chacun a acheté un petit carnet recouvert de
tissu Fortuny.
Un petit bout du jardin, et Odile, avec qui j'étais à l'opéra
Enfin,
le jeudi 8, par suite du désistement d'une femme du groupe, j'ai pu
avoir un billet pour la Fenice et assister à une formidable
représentation de La
Traviata.
J'étais déjà allé voir ce même opéra lors de ma première
Mostra en 2011. Mais je ne me lasse pas de Verdi (ni de Mozart).
La Traviata, acte 2 : les amants devant la forêt (cliché Teatro La Fenice)
J'ai lu aussi, pendant les pauses, et le soir à l'hôtel : La Divine comédie (l'Enfer, le Purgatoire, le Paradis), de Dante, extraordinaire, pas de doute, mais que je ne recommande pas à nos contempteurs de religion actuels, agrippés à leur rationalisme étroit et imperméables à la poésie. De la très haute littérature, pourtant, et d'une très grande culture (j'ai lu l'intégralité des notes, très abondantes). Un polar aussi, que je venais d'acheter à Paris, Les poètes morts n'écrivent pas de romans policiers de Björn Larsson, traduit du suédois par mon ami Philippe Bouquet. La poésie y joue un grand rôle et je me suis régalé. Par contre, je n'ai pas mis les pieds à la Biennale d'architecture : on ne peut pas tout faire !
Sinon,
les promenades à pied m'ont permis de mesurer de nouveau la beauté
des ruelles, des rues, des canaux, des ponts, des bâtiments, églises
et palais, des gens aussi (quand ils n'avaient pas le nez plongé
dans leur smartphone, et je dois dire que ces moments étaient
rares), des gondoles, des pigeons, du ciel et de la mer, en oubliant (presque) complètement les histoires françaises : dix jours sans entendre prononcer les noms de Hollande et de Sarkozy, ça fait du bien !
si on ne lève pas le nez de son smartphone, on ne voit pas ces enseignes superbes
J'ai discuté avec pas mal de gens et pu
constater que l'affaire franco-française du burkini fait bien rigoler les Italiens,
qui sont bien plus tolérants que nous sur le sujet (alors qu'ils doivent subir
des entrées bien plus massives de réfugiés !). Nous étions bien d'accord
que si ces femmes s'imposent cette servitude volontaire (comme beaucoup d'entre nous choisissent la servitude du smartphone, qui en est une aussi, et autrement plus addictive), après tout,
ça faisait partie de leur liberté, et que l'interdiction était
contre-productive : d'une part, comme toutes les interdictions elle donne envie de la braver, d'autre part, elle fait subir à ces femmes une
double peine, puisque non seulement elles s'obligent à porter ce vêtement (première servitude), mais elles ne pourront plus sortir à la plage (deuxième peine qui s'ajoute à la première).
sur cette île, l'herbe pousse où elle peut
J'ai pu constater
d'ailleurs ce matin en me baladant dans mon quartier que toute cette agitation incite la population concernée à s'habiller de plus en plus en plus
dans le style traditionnel de leur pays d'origine. Par exemple, je n'avais encore jamais vu, comme ce
matin, une floppée d'adolescents (garçons) en djellabas : ils sont plus ordinairement en jeans... Va-t-on leur
interdire ces vêtements aussi ? N'importe quoi... On trouvait
toute sorte de vêture à Venise, et c'était très bien ; j'y sentais une
liberté bien plus totale qu'en France. Au fond, le fait que l'Italie soit restée encore assez religieuse (il y avait des messes tous les
jours et même plusieurs fois par jour) n'y autorise pas cette espèce
de dictature laïcisante qui nous est propre et qui culmine en ce moment contre l'islam, sans doute parce
que la majorité des Français ayant déserté leur religion habituelle sont
choqués – et peut-être jaloux en fait - de voir que les musulmans
continuent très largement à pratiquer leur foi. Ce qui est leur droit ! Comme de s'habiller comme ils le souhaitent !
la mort à Venise ?
Est-ce le parpaillot qui est en moi qui proteste là encore contre ces interdictions débiles, ou bien suis-je tolérant parce que j'ai dépassé la date de péremption ?
1 commentaire:
J'ai bien ri à la lecture du récit de la chute!...
(j'en ris encore)
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