LE
VIEUX : Vous parlez de la dignité
de l'homme ? Tâchons au moins de sauver la face. La dignité
n'est que son dos.
(Eugène
Ionesco, Les chaises,
Gallimard, 1954)
Catherine
Fradier publie avec Une petite chose sans importance
son premier roman jeunesse au Diable vauvert : disons tout de
suite qu'elle ne se moque pas des jeunes et que les adultes peuvent
lire aussi cet excellent roman.
Les héros sont deux adolescents :
Sacha a 13
ans 9 mois et 6 jours, il est atteint du syndrome d'Asperger et ne
vit que par les chiffres (d'où son âge !), il connaît des milliers de décimales de Pi
dont il utilise les chiffres pour écrire ses "chroniques
lunaires d'un garçon bizarre" qui débutent ainsi : "Kim
a rêvé y bâtir librement sa cabane parmi les hauts buissons
ombrageux évitant crânement les vauriens tués au poison... (chaque
mot comprend le nombre de lettres des chiffres constituant le nombre
Pi : 3,1415926535897938426...). Il ne va pas plus à l'école, où
il était brimé par ses camarades (ils ont même failli le tuer) et
vit avec sa mère, médecin humanitaire, qu'il suit dans ses
pérégrinations. Au moment où commence le roman, ils sont dans un
campement en République Démocratique du Congo, le Refuge, où le
docteur Souriau et son équipe soignent seize enfants-soldats pouvant
être régénérés, loin des violences qu'ils ont subies et commises :
tueries, pillages, viols... Sacha est le narrateur, et très
rapidement nous savons qu'il est Asperger,
trouble autistique qui donne des fortes difficultés dans les
relations sociales, associées à des comportements répétitifs,
méticuleux. Sacha doit donc, en dépit de sa nature, s’adapter à
un environnement variable et nouveau pour lui à chaque campagne de
sa mère. Ici, tout se passe presque bien (sauf qu'il ne supporte pas plus qu'ailleurs
la couleur marron, ni qu'on le touche, ni que les aliments soient
mélangés dans son assiette) jusqu'à l’arrivée d’une
adolescente à peine plus âgée que lui, Destinée, elle-même
ex-enfant-soldat, et qui n'a qu'une envie, rejoindre les rebelles qui
l’avaient capturée afin de récupérer son bébé resté là-bas, puis
rejoindre ensuite son village. Les deux enfants (car bien sûr, ils
ne sont pas adultes, malgré leurs singularités) vont peu à peu se
parler, s'apprivoiser, apprendre le passé de chacun et sa
particularité, se lier d'une profonde amitié, et Destinée va
entraîner son jeune ami dans la difficile aventure de recherche et
de récupération du fameux bébé, prénommé Espoir…
On
a donc d'un côté un garçon affligé d'un syndrome qui le handicape
socialement et de l’autre, une fille devenue bien plus mature par
la force des choses. Si les enfants-soldats ont souvent été héros
de romans, c'est la première fois que je vois le thème du syndrome
d'Asperger abordé. L'auteur s'y prend avec beaucoup de finesse,
n'oublie pas que le narrateur est un jeune garçon Asperger, et donc qui
retranscrit assez directement ce qui lui passe par la tête. Ici,
l'abondante documentation de l'auteur (qui ne transparaît pas, mais
est sous-jacente en permanence), lui a permis de se glisser dans la
peau de Sacha et aussi de Destinée. On apprend ainsi "que
si cette région n'avait pas eu un sous-sol aussi riche convoité par
les multinationales du monde entier spécialisées dans les hautes
technologies, les gens de cette région vivraient très certainement
en paix dans leur village et ne se seraient pas entassés dans les
camps de la Monusco [Mission
de l'Organisation des Nations unies pour la stabilisation en
République démocratique du Congo]
pour échapper aux différentes factions qui s'entretuent,
massacrent, violent et pillent", et quand ils sont chez les
rebelles, Destinée fait remarquer au garçon, quand un éboulement dans la mine fait tout un tas de tués, que "Ici, on est
au Kivu. Personne ne se préoccupe de savoir comment on peut sauver
les hommes. Même Dieu nous a oubliés".
Le narrateur nous confie ses actes, ses pensées, ses peurs, ses
motivations, son amitié pour Destinée, à qui il ne veut pas
retirer l'espoir. Il en devient le confident, et l'amitié devient
réciproque malgré les difficultés relationnelles de Sacha, à moins que ce ne soit grâce à elles. Un très beau livre, avec
des personnages auxquels on s'attache, à l'intrigue haletante, et
qui permettra aux adolescents et aux autres d'appréhender les
richesses nées de la différence, par-delà les préjugés
habituels.
En
ces moments de forte tension chez nous à propos des réfugiés, c'est un formidable livre qui
nous rince le cerveau et qui nous rafraîchit.
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