Et
si l'obscurité règne chez ces gens, ce n'est pas parce qu'on manque
de lampes. C'est des âmes que viennent les ténèbres, ce n'est pas
l'électricité qui est à blâmer.
(Ólfur
Haukur Símonarson,
Le
cadavre dans la voiture rouge)
En
attendant de voir deux ou trois films par jour à La Rochelle, je
continue ma moisson de films fort intéressants. Non les blockbusters
américains, vous vous en doutez – je laisse ça aux enfants, aux
adolescents et aux adultes attardés adeptes du pop corn et du coca
cola qui règnent en maîtres dans les cinémas qui les proposent,
mais les films venant du monde entier. Que diable, je ne suis pas
soumis à l'impérialisme économico-culturel américain, moi, et de
chez eux je ne vais voir que quelques films indépendants dont le
sujet m'intéresse. Mais de nature, je suis citoyen du monde et tous
les pays m'intéressent, en particulier les pays africains depuis que
Lucile y est devenue une connaisseuse avertie, et parce que leur
histoire est liée à la nôtre.
Après
le film sénégalais et le film algérien, et en attendant le film
tchadien Grigris
(mon premier film de ce pays) dont je viens de voir la bande-annonce,
très prometteuse, c'est la Tunisie qui me proposait un film
passionnant sur le printemps arabe et la place des femmes dans le
processus. Millefeuille
de Nouri Bouzid essaie de montrer le changement de société à
travers le destin de deux jeunes femmes, l'une voilée, Aïcha (mais
parfaitement libre dans sa tête, simplement elle veut avoir la paix,
appliquant la recette de la tante de Zaineb : "La
ruse, c'est de gagner la guerre sans la faire", d'ailleurs,
c'est elle le chef de famille, elle travaille dans les cuisines d'une
grande pâtisserie salon de thé pour élever, éduquer et nourrir
ses trois plus jeunes sœurs),
et l'autre aux cheveux en liberté, Zaineb, qui travaille aussi au
même endroit, fait des études de styliste de mode et est fiancée à
un entrepreneur français d'origine tunisienne, qui doit l'emmener
vivre à Nice. Le pays est en mouvement (manifs, émeutes,
arrestations) et la « révolution » met tout le monde mal
à l'aise, hésiitant entre traditionalisme et modernité, réformisme
démocratique et obscurantisme religieux. Le frère de Zaineb, Hamza,
islamiste sorti de prison à la
faveur des événements, et ancien amoureux de Aïcha, intime à Zaineb de se voiler, de respecter l'islam. La mère
s'y met aussi, prisonnière des carcans
religieux et culturels, tandis que le père, plus moderniste, ne fait
pas le poids dans la maison. On oublie en effet que, dans ce
monde-là, les femmes sont reines à l'intérieur des maisons. Et les vieilles
femmes n'ont pas forcément envie que les choses changent. La mère
enferme donc Zaineb à clé, l'empêchant de sortir, puis la drogue
avec du pavot pour la rendre plus soumise et l'obliger à mettre le
voile (scène terrible). Même la tante venue en renfort, ne peut que
constater les dégâts en conseillant à Zaineb : "Cesse
de t'opposer, triche".
Sauf que Zaineb, comme Aïcha, se battent justement pour n'avoir plus
à tricher et à dépendre de la pression sociale et religieuse, des
contraintes du machisme ambiant, qui les irritent constamment. Ce
qu'elles veulent, au fond, c'est réaliser une révolution
intérieure. Et si Zaineb refuse le voile, c'est parce qu'elle le
ressent comme une prison, une atteinte à son intégrité
personnelle.
Le
pays est en effervescence. Le vieux musicien aveugle de rue est tué,
Hamza, comprenant qu'il fait fausse route, rompt avec son groupe
fondamentaliste et se fait tabasser par eux. Le patron de la pâtisserie
pousserait plutôt ses « filles » à s'émanciper, à
ôter le voile (non sans arrière-pensées). Zaineb finit par
s'enfuir, et renoncer à son fiancé, quoique... Le film n'est jamais
lourd ni démonstratif, il montre, au spectateur de se faire son
opinion. Il y a même des scènes drôles, comme celle de la
préparation du millefeuille où les pâtissières se couvrent
de crème et de farine en désignant l'un après l'autre les
principaux partis. Néanmoins la critique de l'intégrisme religieux,
de la manière dont il imprègne les hommes – et les femmes, est
sans appel. Comme dit le réalisateur, « Une conviction ne
s'impose pas, elle se partage. » Excellente interprétation.
* * *
Comme
je quitte Bordeaux ce jour, et que le blog va sans doute rester
encalminé – pour reprendre un terme maritime que j'aime beaucoup –
jusqu'à mon retour, je voudrais rappeler aussi, n'en déplaise à
Télérama
(qui doit être l’œil de la CIA, tant ses critiques
cinématographiques encensent les films américains, même les
blockbusters et dessins animés imbéciles et d'une laideur sans
pareille, à moins que la publicité de plus en plus envahissante ne
leur impose d'en dire du bien, et trouvent toujours du fiel
pour éreinter les films français équivalents de ces mêmes
blockbusters), que La
grande boucle
n'a pas à rougir de la comparaison et que lire dans leur critique :
"Scénario
indigent (écrit à quatre, pourtant !), racolage à tous les étages,
autopromotion du groupe Amaury (organisateur du Tour) : cela faisait
longtemps qu'on n'avait pas vu une grosse machine aussi grossière", est absurde.
Bien sûr, il ne leur a pas échappé que Les
stagiaires,
sorti cette semaine, et consacré à la firme Google, est "à
la limite du spot de pub géant"
(je confirme, ayant vu la bande-annonce), mais ils lui trouvent quand
même des qualités qu'ils refusent à La
grande boucle.
Je regrette, j'aime le vélo, et j'ai trouvé ce film passionnant à
tous points de vue : les personnages sont intéressants et vrais
(évidemment, ce n'est pas les affres d'une bourgeoise de soixante ans à
la retraite comme dans les Beaux
jours),
humains, attachants, et l'histoire, contrairement à ce qu'ils
racontent, m'a fortement intéressé, me rappelant le livre de
Bernard Chambaz, À
mon tour,
où il conte le tour de France 2003, qu'il a accompli un jour avant
les vrais coureurs, comme le héros du film. Impossible que les
scénaristes n'aient pas connu son livre. De trois choses l'une, ou
les critiques de
Télérama
n'aiment pas le vélo – c'est leur droit, après tout, moi je
n'aime pas le beurre – ou ils n'ont pas vu le même film que moi,
ou ils font du masochisme dénigreur anti-cinéma français pour tout film
grand public venant de chez nous.
* * *
Un
dernier mot : les soldes commençaient aujourd'hui. La rue
Sainte-Catherine était noire de monde ; inutile de dire que je
l'ai fuie. Mais même ailleurs il y avait une circulation dense, des
voitures partout, garées n'importe comment, pas facile pour un
cycliste. Et ces bus qui affichent fièrement « JE ROULE
PROPRE » et vous envoient une flopée de gaz d'échappement !
À vélo, oui, on roule propre. Et silencieusement...
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