Notre désir est limité, et peu de choses
nous suffisent pour subsister.
(Le Tasse, Jérusalem délivrée, VI, 11)
Oui, peu de choses. Le drame actuel est l’envahissement par les choses, que dis-je, l’envahissement, l’ensevelissement. J'écris ce petit mot rapidement car je ne dispose que de peu de temps, car j’ai encore beaucoup à trier, à éliminer, à “désherber”, comme on dit dans les bibliothèques…
Je dois avouer que je ne m’étais pas posé la question avant l’apparition des appareils pour enregistrer les émissions de télévision. Enfin, me suis-je dit, je vais pouvoir regarder les émissions tardives, souvent seules à me plaire. Et je l’ai fait, c'est-à-dire que j'ai procédé à des enregistrements, et nombreux. Résultat : au bout de quelques mois, une quantité industrielle de cassettes encombraient nos rayonnages, et bien peu ont été regardées. Nous avions oublié une chose : le temps, lui, n’est pas élastique. Nous regardions peu la télévision. Nous avons continué, cassettes ou pas, à la regarder peu, et même depuis le décès de Claire, je ne la regarde quasiment pas, au point même que je me demande si je ne vais pas supprimer cet objet, qui me coûte quand même une redevance annuelle qui pourrait être mieux utilisée ailleurs. On verra dans le futur.
Le résultat a été, en ce qui concerne les cassettes, qu’un beau jour le magnétoscope a rendu l’âme (il avait vécu quinze ans, tout de même), et que les cassettes enregistrées ont été mises à la déchetterie, la plupart sans avoir été consultées !
Dans mon tri actuel, je suis effaré par tout ce qu‘on a gardé : bouts de papier, paperasses de tous genres (des recettes de cuisine aux bulletins de salaire, vieux carnets de chèques et souvenirs divers de vacances), crayons très usagés, gommes inefficaces, stylos billes complètement secs (les pauvres datent de vingt ans pour certains), pièces de monnaie périmées, innombrables médicaments, produits d‘entretien inutilisés, vaisselle ébréchée, pulls, chemises, chemisettes, que je ne mets jamais, cravates (depuis quand n‘en ai-je pas mis, j’en ai pourtant trouvé une bonne vingtaine dans le placard ? Heureusement que je souhaite ne recevoir aucune médaille, et si jamais ça arrivait, j‘irai la recevoir comme je suis), chaussettes de toutes tailles et en plus ou moins bon état, et même produits alimentaires datant d’avant le Déluge, j‘en passe et des meilleurs...
Et les livres : là, je fais mon mea culpa, bien que Claire soit aussi responsable. Eh bien, le conservateur qui est en moi n’hésite pas, je vous l’avoue, à se séparer de tout un tas de livres qu’il a acquis à des moments divers, lus parfois (en tout cas la préface, je suis un lecteur de préfaces, mais j‘avoue que souvent j‘attendais pour lire la suite, et j‘ai souvent tellement attendu que l’envie de les lire m‘est passée), feuilletés toujours, amoureusement couvés des yeux – c’est rassurant, de trouver ces sortes d’amis toujours là, à vous veiller, à ne pas vous abandonner – eh bien, je n’ai pas hésité un seul instant : déjà, avec Claire, nous avions opéré un premier tri, j’en avais vendu certains et porté les autres à Emmaüs. Environ 500 livres avaient quitté notre foyer. Ces derniers jours, au moment de la mise en cartons, je les ai soupesés un par un quasiment, et j’en ai déjà porté à peu près trois cents à Emmaüs. Je ne sais pas combien il en reste, mais encore beaucoup ! Peut-être même plus que je n’aurai la capacité d’en lire, car bien sûr, j’ai gardé prioritairement les livres non lus, sauf ceux des auteurs sur qui j’ai envie d’écrire. Les enfants trieront après ma mort dans ce qui reste. Si ça les intéresse… Car mon expérience de “lecteur” autant que celle de bibliothécaire m’a amplement prouvé que la lecture est d’abord une affaire individuelle, et qu’on accumule des livres pour soi, pour se construire, pour se grandir, pour se connaître.
En tout cas, avec ce tri homérique, je comprends mieux le mot de Sigismond dans La vie est un songe, de Calderon de la Barca, que nous vîmes à la télévision vers 1961-62, à une heure de grande écoute (à l’époque, l’unique chaîne de télévision faisait notre éducation théâtrale, à nous, pauvres provinciaux privés de tout : on y voyait Corneille, Molière, Shakespeare, Gogol, Tchékhov, Goethe, Goldoni, Marivaux, Cocteau, etc.), mot qui m’a tant frappé à la lecture, plus tard : « qu’est-ce que la vie ? Un délire. Qu’est donc la vie ? Une illusion, une ombre, une fiction… »
Eh oui, cette accumulation d’objets – je n’en reviens pas, quand nous étions petits, nous n’avions quasiment rien, que les choses élémentaires, essentielles, comme le monde a changé ! – me paraît du délire, propre à créer l’illusion de vivre et à faire de nous des ombres, des zombies, des fictions (d‘où le succès des télé-réalités). Alors que la vie n’est en rien la possession (de quoi que ce soit d’ailleurs, pas plus des gens que des choses), la vie est uniquement action. C’est ce qu’on fait qui nous pose (ou qui devrait) dans le monde, pas ce qu’on possède : d’où l’importance du Bien et du Mal, du savoir-être aussi, autant que du savoir-faire. Et malheureusement, j’ai remarqué que les possédants, ceux qui ne s’attachent qu’aux gains (de toutes sortes, pas seulement d’argent), sont souvent orientés vers le Mal, comme on le voit en ce moment où ils sont en train de faire sombrer la Grèce et peut-être l’Europe toute entière dans leurs démentielles spéculations.
« Être un homme, c’est choisir. Oser choisir et oser agir, c’est le sens même de notre existence, » ai-je relevé dans un roman suédois de Stefan Casta, La vie commence. On peut choisir le Bien, non ?
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