dimanche 16 mai 2010

16 mai 2010 : vie nouvelle ?



On dirait que rien n’a considérablement changé. Sauf moi, et encore…

(Henri Calet, Le tout sur le tout)

Voilà : je suis dans un nouveau lieu, et déjà je l’habite, je l’ai endossé, ou plutôt il m’habite. Et pourtant, c’est encore le bordel, je suis loin d’avoir fini de ranger (et ce qui est rangé, je ne le trouve pas si facilement, car ce n‘est plus aux mêmes endroits qu‘avant, je ne m‘y reconnais pas – pour combien de temps encore ?), de classer, de trier et d’éliminer. « À quoi bon ces preuves que j‘ai vécu », ai-je envie de m’écrier avec Florence Delay dans son dernier livre, Mes cendriers.


Cette manie de conserver tant d’affaires, de vêtements qu’on ne remettra jamais (j‘ai été stupéfait du nombre de pyjamas – une bonne vingtaine !, de tee-shirts, de chemises et chemisettes, de vestons, de slips de bain, de chaussettes, en ma possession, comme si j‘en changeais tous les jours, surtout les slips de bain, moi qui dois aller à la piscine ou à la plage dix fois par an à peu près !), de livres qu’on ne lira plus (ou qu‘on n‘a jamais lus et qu‘on ne lira jamais, puisque le temps nous est désormais compté), de disques qu’on n’écoute pas (qui sont parfois encore dans leur emballage plastique d‘origine – en réalité, on écoute toujours les mêmes !), de jeux auxquels on ne joue plus depuis des décennies, tout ce qui sert à des loisirs, en somme…

Ces derniers paraissent infinis quand on est comme moi en vacances perpétuelles (je plaisantais hier à la pause de Jardinature – j’ai repris ma participation au jardinage avec grand plaisir – en parlant de nos “ponts”, à nous autres retraités, ponts qui font 365 jours, et même parfois 366), et en réalité, comme nous sommes superoccupés à ce qu’on n’a jamais pu ou pris le temps de faire pendant notre période active, le temps de loisir est réduit, et on sait d’emblée qu’on ne jouera pas tant que ça, qu’on n’écoutera pas tant que ça de la musique (qui d’ailleurs nous plaisait peut-être il y a vingt ou trente ans, mais nos goûts ont changé), qu’on ne lira peut-être pas les livres qu’on avait accumulés pour ce merveilleux temps “libre” ou supposé tel, parce que nous préférons nous consacrer à la (re)lecture de vieux classiques indémodables ou de nouveautés, et aussi prendre plus de temps pour écrire, pour pratiquer l‘amitié…

Bref, il y a encore bien la moitié des choses que j’ai conservées que je pourrai éliminer sans regrets. Et je termine cet aspect du déménagement par l’injonction que je trouve aussi chez Florence Delay : « Plus de cadeaux, qu’on se le dise ! » Ou bien comme écrivait Flaubert à son ami Alfred Le Poittevin : « Je me suis sevré volontairement de tant de choses que je me sens riche au sein du dénuement le plus absolu. J‘ai encore cependant quelques progrès à faire. » Je suis encore fort loin du dénuement absolu, et j’ai beaucoup de progrès à faire !


Changeant d’habitation, je me retrouve dans un futur qui rôde dans le présent : au petit matin, je m’accroche aux fenêtres de l’aurore – c‘est le cas de le dire, puisque je suis au neuvième étage, et que je vois une quantité de ciel bien plus grande qu’avant, l’appartement est très lumineux ; la nuit, elle, se balance sur ma tête quand je me réveille vers deux heures du matin, et que son bec s’allonge pour me livrer aux étoiles aperçues par la fenêtre nord dont je ne ferme pas, exprès, les volets. Et je ne peux m’empêcher de penser au pourquoi de ma présence sur terre : « Toi, tu n‘es sur cette terre que parce qu‘il y a de la place ! » ai-je lu chez Salvatore Satta (Le jour du jugement, très beau livre encore, un de plus).

Et, bien sûr, je réfléchis à cette nouvelle vie que je commence. Après ces dernières années, où j’étais essentiellement tourné sur nous deux, sur les échos immondes de la douleur (raison de ma présence ?), je veux davantage – et c’est d’ailleurs le sens de la lettre testamentaire de Claire, que je m’efforce d’appliquer – me tourner vers les autres, et aider autant que faire se peut autour de moi tous ceux qui pourraient en avoir besoin, me répétant la parole de Virgile, que j’ai peut-être déjà citée : « Je connais le malheur ; c’est lui qui m’apprend à secourir ceux qui souffrent. »

Je ne me contenterai plus des mots posés sur la table, ni de me donner l’illusion de “jouer” au bonheur. Ce qui tombe bien car, comme je lis en ce moment la Correspondance de Flaubert (un choix, tout au moins, paru en Folio), j’y repère pas mal de sentences définitives sur le bonheur, que je vous livre en vrac : « Le bonheur est une monstruosité ! Punis sont ceux qui le cherchent » (Lettre à Louise Colet, 8-9 août 1846), « Le problème n‘est pas de chercher le bonheur, mais d‘éviter l‘ennui. C‘est faisable avec de l‘entêtement » (Lettre à Louise Colet, 31 août 1846), Le bonheur est un usurier qui pour un quart d‘heure de joie qu‘il vous prête vous fait payer toute une cargaison d‘infortunes » (Lettre à Louise Colet, 23 octobre 1846). Sacré bonhomme !

Donc ne pas se payer de mots, et surtout pas de ce mot-là ! Les mots ne sont rien, s’ils n’impriment pas le temps, s’ils ne crient pas dans le silence, s’ils ne s’incrustent pas dans les poumons des personnes aimées, ils ne sont qu’un livre noir où les pages étant noires, on ne peut rien lire. Ils doivent absolument s’affranchir de la page, pénétrer le monde, et tant pis si on me juge “innocent”, idiot comme dirait Dostoïevski. Je voudrais devenir aussi frais que l’intérieur d’un arbre, et que ça se sente.

« Tout ce qui était endormi et latent se réveille, c‘est le rassemblement du temps », nous dit Georges Bonnet dans son dernier recueil de nouvelles. Ce vieil homme, que je fréquente assidûment depuis trois ans, et que j’aime profondément, m’a réinstallé dans la vie. C’est mon tour maintenant de le consoler, lui qui est dans une souffrance analogue à la mienne ces dernières années. Je suis avec lui, comme avec certain(e)s ami(e)s, au-delà du lien de famille, dans l’adoption réciproque et, comme le héros d’Ivan Bounine (nouvelle La brume, dans le recueil La nuit), « je ne me suis pas préoccupé de savoir s‘il était mon fils ou non, s‘il était de mon sang ou d‘un sang étranger… Il faut croire que notre sang à tous est le même. L’important, c’est qu’il m’était peut-être plus cher que dix fils. »


Que cela ne chagrine pas ma famille, et particulièrement mes enfants ! Comme dans le film d’Agnès Varda, Le bonheur, l’amour s’élargit, s’agrandit en se diversifiant, et non pas en se resserrant (sans doute une raison des divorces !). Pour reprendre l’expression du héros du film, j’aime les pommes (mes enfants, ma famille, ma belle-famille), mais j’aime aussi les poires (mes ami(e)s, et même les inconnu(e)s que je rencontre à l’occasion, en fait tous ceux et celles qui peuvent avoir besoin de moi, sous une forme ou sous une autre). Et ça ne retire rien à personne, au contraire…

Je n’aime pas tout le monde cependant, et notamment pas du tout ceux qui dominent, écrasent, exploitent, trompent, trafiquent et magouillent. Pour eux, je laisse les mots sur la table, et ne les concrétise pas en action. Je fais comme Hamlet : « Mes tablettes ! Il importe d’y noter qu‘un homme peut sourire, sourire, et n‘être qu‘un scélérat. » Mais pour les autres, des enfants à la famille et aux ami(e)s, je voudrais que leurs projets aboutissent, et pourquoi pas avec mon aide, si je peux ? C’est que la vie n’attend pas, elle est.

Et ça fait rudement plaisir de reprendre l’écriture après être resté au sec pendant huit jours !


1 commentaire:

Ren a dit…

Je viens de voir une interprétation d'Hamlet à Washington, DC. Quelle puissante pièce de théâtre. J'ai bien noté le passage à la fin de votre billet. Hamlet ne restait pas seulement à noter la duplicité des hommes !

Je suis très tenté de vivre plus simplement aussi, de renaître. Mais comme vous dîtes, peut-être il vaut mieux de se préoccuper des pommes et des poires et d'essayer de vivre heureux, même si ce n'est qu'une illusion.