dimanche 7 mars 2010

7 mars 2010 : la mer et la vie




Marcel était là, debout à la proue, en train de penser précisément à tous ces êtres, parfois heureux, parfois malheureux, qui faisaient de leur mieux mais avaient besoin d‘une main secourable pour attiser leurs rêves d‘une autre vie, avant qu‘il ne soit trop tard.
(Björn Larsson, Le capitaine et les rêves)


          Oui, penché à la proue blanche de ce cargo, en train d’observer les éclaboussures splendides d’écume blanche projetées quand le bulbe de l’étrave se soulève hors de la mer et frappe la vague qui arrive (hors mer démontée, d‘ailleurs, je viens d‘y retourner, maintenant que nous entrons dans l‘estuaire de la Loire, et de constater que le banc sur lequel j’aimais à m’asseoir pour regarder les poissons volants des Tropiques a été démantibulé et arraché par la tempête), je me dis que ça aussi, c’est le plus beau film du monde, et je pense au héros de ce roman suédois trouvé dans la bibliothèque du cargo.
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            Le capitaine Marcel va donc donner ce coup de pouce, offrir cette « main secourable », nécessaires à l’accomplissement du destin des autres personnages : Rosa Moreno, la jeune serveuse espagnole, orpheline et dont le jeune frère est mort tragiquement noyé ; Madame Le Grand, veuve d’un armateur et qui se console en invitant tous les marins qui débarquent à Tréguier et la surnomment Maman ; Peter Simpson, le joaillier irlandais féru de Beauté, dont le père, membre de l’IRA, a été abattu, et Jacob Nielsen, expert informatique danois qui a passé sa vie à gagner de l’argent pour devenir rentier à cinquante ans, tous quatre enfermés dans leur rêve d’une autre vie. Quand ils rencontrent Marcel, ils s’aperçoivent qu’il existe « un autre monde et des gens tout à fait différents », auxquels il ne leur « était jamais arrivé de consacrer une pensée. Mais il en allait ainsi de tant de choses et de tant de gens, et même de la plupart, pouvait-on dire. »

           Tous quatre, un beau jour, sans se connaître ni se concerter, décident de partir à la recherche de ce capitaine, dont l‘aura les a frappés, car ils devinent qu’il va leur apporter quelque chose, ils sentent confusément que « seul parmi eux tous, il osait vivre comme s‘il ne disposait que d‘une seule vie. » Ils se retrouvent donc à Kinsale, en Irlande, où ils savent que le cargo de Marcel fait relâche de temps en temps. Et le capitaine finit effectivement par y revenir. Étonné de les trouver réunis sur le quai, il invite ces terriens à une croisière d’une semaine à bord de son cargo. Occasion pour chacun de comprendre qu’il faut cesser « de courir sans arrêt après tout un tas de choses qui n‘avaient aucune importance au regard de l‘humanité », et qu‘on peut s‘évader loin de « l‘automobile et la télévision [qui] avaient presque mis fin à toute forme de rapports sociaux véritables. »

          « Ce qui compte, c‘est-ce qui continue à vivre […]. Pas ce que les gens pensent ou croient », disait souvent Yann, le mari de Mme Le Grand. Peter, Rosa; Jacob et "Maman" vont comprendre ça à l’issue de journées fertiles en échappées vers ce qui est insaisissable. Rosa trouvera un père pour son enfant, Peter détecte la femme qui a, comme lui, l’œil ému par la Beauté, Jacob et "Maman" découvriront ensemble qu’une rencontre concrète vaut bien tous les surfs sur le Net ou la mise en fiches de tous les marins entrevus. Quant à Marcel, tel le Comte de Monte Cristo à la fin du roman de Dumas, il quitte le cargo définitivement pour fuir seul sur un voilier, où il sera en tête à tête avec lui-même, à la recherche de ses propres rêves.

         J’ai bien fait de farfouiller dans la bibliothèque du cargo où, bien entendu, j’étais surtout à l’affût de romans maritimes. Avec La flûte enchantée de Mozart (via le film de Bergman), Le capitaine et les rêves m’a aidé à surmonter la mer démontée. On y trouve le même apprentissage de la solidarité et de la communauté, le même mépris de la vanité et des choses futiles, la découverte des vraies valeurs, l’exaltation de la vie et de la réalisation des rêves. N’est-ce pas ce que j’ai tenté moi aussi avec ce voyage ? N’ai-je pas tenté en fait de trouver tout ça tout au cours de ma vie, avec des réussites et des échecs sans doute, mais avec ma foi intérieure toujours vive, en dépit des malheurs qui m’ont frappé ?

           Certes, « c‘est la mort, en fin de compte, qui est le sérieux en tout aléa, le tragique en tout sérieux, et l‘enjeu implicite de toute aventure », nous rappelle Vladimir Yankélévitch, dans L’aventure, l‘ennui, le sérieux. Cette mort représentée par la reine de la nuit dans La flûte enchantée, et qui dans ce roman, est sans cesse en arrière-plan. Cette mort qui me hante aussi, et du plus loin que je me souvienne, qui m’a hanté dès l’enfance.

           « Je ne suis pas obsédé par la mort non plus, mais je me trouve à l‘âge où je dois accepter que mon temps tire sur sa fin. Arrive un moment où l‘on a envie de faire le bilan et de démêler ce qui est inachevé », lit-on dans le premier volume de Millenium, Les hommes qui n’aimaient pas les femmes, de Stieg Larsson. On m’a déjà dit que souvent mes petites pages de blog ont des allures de bilan, et que j‘étais bien jeune pour cela. N’exagérons rien : on peut trouver à tout moment de sa vie l’occasion de faire un bilan, ou plutôt des bilans. Car chaque fois qu’on modifie son comportement, on dresse un bilan, éventuellement sans le savoir.

          Le premier que j’ai fait consciemment, ce fut en 1969, je n’avais que vingt-trois ans, mais après avoir frôlé la mort de très près, il m’avait bien fallu essayer de comprendre ce qui n’allait pas dans ma façon d‘être. J’ai trouvé récemment chez Albert Camus, dans La mort heureuse, cette phrase qui m’a éclairé rétrospectivement: « Cette mort qu‘il avait regardée avec l‘affolement d‘une bête, il comprenait qu‘en avoir peur signifiait avoir peur de la vie. » Eh oui, plus que peur de la mort, je me suis rendu compte que j’avais peur de la vie, et j’en ai tiré des conclusions. Heureuses, je crois, car à partir de 1970, j’ai vécu autrement, et mis la mort à l’arrière-plan, comme une frontière lointaine, je ne la craignais plus. Et c’est-ce qui m’a aidé quand j’ai été confronté à la longue agonie de Claire. J’ai eu des hauts et des bas sans doute, mais j’ai conservé cette conviction tranquille, trouvée elle aussi chez Camus : « Je ne ferais pas de ma vie une expérience. Je serais l‘expérience de ma vie. »

           C’est sans doute une philosophie de quatre sous (n’a-t-on pas dit que Camus était un philosophe pour classes terminales ?). Les passagers philosophent beaucoup sur le cargo, j’avoue que ça ressemble souvent aux conversations du Café du Commerce, comme on dit. Mais de temps en temps, je sens au travers des clichés et des idées reçues percer de la sincérité, comme un rêve candide. Et surtout, j’aperçois maintenant, beaucoup plus qu’avant, où je n’avais tendance à voir que la noirceur des choses, sous la surface des mots, poindre « la "petite bonté", la bonté de tous les jours, la bonté sans discours, sans doctrine, sans système, la bonté des hommes hors du Bien religieux ou social, le désintéressement tacite, le geste simple d’un être pour un autre être, en-deçà ou au-delà des généralités et des abstractions », dont parle Alain Finkielkraut, dans Un cœur intelligent, encore une de mes lectures du cargo. En quelque sorte, je vois cette « main secourable », que met en pratique le capitaine Marcel, et que j’espère aussi ne pas avoir ignorée.


          Oui, ici, je ne suis pas dans le général et dans l’abstrait, mais au cœur des hommes et des choses. Après la tempête d’hier, je me suis réveillé complètement courbatu, alors que de toute la journée je n’avais pas pu faire mes tours de cargo (pont inférieur fermé) ni mes exercices de rameur et d’haltères en salle de sport (ça bougeait trop), ni même ma gymnastique quotidienne : impossible de rester debout dans la cabine. Mais le simple fait d’avoir eu à grimper et descendre x fois les escaliers intérieurs, d’affronter le vent déchaîné pour tenter une photo sur le pont supérieur, à côté de la passerelle de commandement, de m’être cramponné pour ne pas tomber à chacun de mes déplacements dans les coursives, y compris dans la cabine, m’a plongé dans le concret. Et d’observer le côté hagard des marins qui n’avaient pas dormi, et qui cependant devaient travailler m’a ramené à la juste mesure des choses.

           Et qui est la suivante : « Il n’y a qu‘une chose dont on puisse parler : la justification qu‘on apporte à sa vie » (Albert Camus, La mort heureuse). Et je n’ai garde d’oublier que, comme l’écrivait Jean Giono à sa fille Aline en 1958 : « Tu as beaucoup d‘armes pour le bonheur que souvent les autres n‘ont pas » (lettre recueillie dans le volume J’ai ce que j’’ai donné). Oui, j’en ai eu beaucoup, moi aussi, de ces armes-là, les ai-je dégainées correctement, et les ai-je utilisées à bon escient ? 


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