jeudi 11 mars 2010

11 mars 2010 : au mouillage



Oui, dans un certain sens, là-bas, la vie était plus claire et plus simple.
(Imre Kertész, Être sans destin)


Depuis hier, nous sommes bloqués au large du Havre, au mouillage, comme ils disent, attendant qu‘un quai se libère. J’espérais pouvoir être à Paris dès hier au soir, mai c’est râpé. Le temps est beau cependant, la mer d’un vert élégant, avec une faible houle qui donne du roulis, et sur la crête des maigres vagues, une écume laiteuse. Il semble qu’il y ait des mouvements sociaux chez les dockers, les cargos ne sont plus déchargés aussi rapidement : ah ! On n’est pas en Chine, où il paraît que le spectacle du déchargement de cargos est à ne pas manquer. J’en profite donc pour rallonger mes réflexions et raconter une journée sur le navire.


Réveil variable entre cinq heures (si j’ai dormi d’affilée) et huit heures (si j’ai eu une coupure vers le milieu de la nuit). Rasage, toilette, douche (que je fais après le petit déjeuner si je ne me réveille qu’à huit heures), gymnastique du matin, puis je descends au pont B pour gagner le carré des officiers où nous attend le steward. Jus d’orange, lait, café, thé, pain, beurre, confiture, miel, croissant le dimanche, tel est notre menu matinal. Nous y restons environ trois quarts d’heure, évoquons notre vie de famille, de travail ou nos voyages ; enfin pour ce dernier point, c’est surtout la globe-trotteuse qui nous apprend à voyager, à ne pas s’encombrer de tout objet inutile. Elle n’emporte qu’un sac à dos (mains libres !), qui pèse huit kilos tout compris. Elle pèse chaque vêtement et objet qu’elle emporte, élimine tout superflu. Je mesure maintenant à quel point mes bagages étaient absurdes : tant de livres emportés (d’accord, j’en ai lu la majorité, en ai abandonné deux lus dans le précédent cargo, mais j‘aurais presque pu me contenter de la bibliothèque locale et des échanges avec les autres passagers, et n‘emporter qu‘une Pléiade par exemple, beaucoup de texte sous un faible poids et volume), tant de vêtements de rechange (je n’en ai pas utilisé la moitié ! En effet, on peut laver son linge au fur et à mesure, puisque nous bénéficions d’une machine à laver et d’un séchoir électrique), etc. Elle qui non seulement a fait le tour du monde (en quatre tronçons, cargo, train à travers les Etats-Unis, puis re-cargo, transsibérien), mais des croisières, d’autres traversées, et aussi des marches à pied (deux fois le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, les chemins de la Mancha, les Canaries), elle ne s’encombre pas. Observation du ciel et de la mer, en allant respirer l’air du large.

Retour dans la cabine, par l’extérieur sous les Tropiques, par l’intérieur dans la Manche, mise à jour du journal de bord (si ça n’a pas été fait à cinq heures du matin, et s’il y a quelque chose à dire), lecture, écriture, méditation. Puis balade sur le navire : en général, on commence par monter faire un petit tour sur la passerelle de commandement pour saluer les officiers de quart (ça change toutes les quatre heures : il peut y avoir le commandant, appelé familièrement le pacha, le singe ou le vieux, le second, les divers lieutenants, de pont, de sécurité, de machines ou polyvalent, ce dernier surnommé le yoyo, les élèves-officiers, surnommés zefs, car rapides comme le vent vu leur jeunesse), discuter de la route, voir où on en est, la météo (on jette un œil sur le baromètre, surnommé le sorcier), aller sur le pont à côté (pont G, le plus élevé, où on respire à plein l’air du large, et où on est décoiffé en un clin d’œil), puis descente en général par les escaliers extérieurs du château par bâbord ou tribord selon le vent dominant, jusqu’au pont dit supérieur (en fait le pont A, le plus bas), d’où l’on peut faire autant de fois qu’on veut le tour complet du cargo, saluer au passage les membres d’équipage rencontrés, soutiers, mécaniciens (le maître mécanicien est dit le chouff), électriciens (le maître électricien est surnommé le fusible), le bosco (maître d’équipage) et ses timoniers (marins de pont), en train de brosser, astiquer, nettoyer, repeindre (ça rouille tout le temps, et on gratte les taches de rouille, et on repeint), dérouler des cordages, vérifier mille choses. On peut s’arrêter à la poupe et observer le long sillage aux belles couleurs de vert ou de bleu veinés de blanc, ou bien s’arrêter à la proue sur le gaillard d’avant, partie surélevée, avec son observatoire situé à la pointe, où l’on monte par une petite échelle, et qui supporte un banc, où j’aimais à observer la mer, les nuages, les poissons volants des mers chaudes. Ce banc qui a été arraché et brisé par la tempête, comme a été tordue l’échelle qui permettait de vérifier sur l’avant l’arrimage des conteneurs.

En général, je faisais deux fois, voire trois fois le tour complet, avec divers arrêts, et au retour, vers onze heures, je pénètre dans le sas du pont A pour aller à la salle de sport, faire du vélo et des haltères (premier cargo), du rameur et des haltères (sur celui-ci) pendant vingt à trente minutes, histoire de me mettre en appétit. Du ping-pong aussi, du moins sur le premier cargo. Ici, pas de partenaire ! Retour à la cabine (pont E, donc quatre étages à monter, je n’ai que rarement pris l’ascenseur intérieur, préférant chaque fois que c’était possible, remonter par les escaliers extérieurs) pour m’étendre, bouquiner, lancer une lessive si nécessaire ou discuter avec un passager (s’il ou elle ne m’a pas accompagné dans ma balade circulaire), fureter dans la bibliothèque, aller voir mes mails sur l’ordinateur qui nous est alloué.

Midi et quart : nous redescendons au carré pour le repas de midi. Les repas sont bons, j’en suis quitte pour rapporter à Poitiers les biscuits (encombrants), et les plaques de chocolat que j’avais pris en réserve. Ils sont même trop copieux, trop riches, pour des sédentaires comme nous : encore ai-je été de loin, à l’aller comme au retour, le passager qui faisait le plus d’exercice. Et, étrangement, j’ai été (avec la globe-trotteuse, habituée à un certain ascétisme de la marche à pied) celui qui mangeais le moins, ne finissant que rarement le plat principal : en général, j’avais comblé ma faim avec les entrées. Et il y avait encore le plateau de fromages et un dessert (souvent gâteau le midi et fruits le soir) ! De quoi engraisser !

Nous remontions au pont E pour prendre le café au salon des passagers. Discutions un peu de tout, c’est là que j’ai appris comment voyager avec Annick, la globe-trotteuse, elle nous a même prêté sa liste de ce qu’elle emporte dans son sac pour qu’on la photocopie. J’ai noté qu’elle avait comme moi un note-book, c’est-à-dire un ultra-portable (sur le cargo, pas quand elle fait de la marche, elle se contente d’un carnet, plus léger). Et, le plus souvent, chacun regagne ses pénates vers quatorze heures pour siester (quand le bateau roule ou tangue beaucoup, on est de toute façon mieux allongé, et puis il faut digérer ces repas copieux !), bouquiner, écrire, songer. Éventuellement, par beau temps chaud, chaise-longue sur le pont extérieur à côté de la piscine, que je n’aurai vu remplie que deux jours à l’aller (les derniers) et au retour (les premiers). Vers seize heures, nouvelle promenade générale identique à celle du matin. Deuxième séance de sport pour moi. Cinéma en DVD pour d’autres (le Belge) ou pour moi si tempête (c’est là que j’ai regardé La flûte enchantée). Vers dix-huit heures, passage à la passerelle pour les nouvelles, ou au bar des matelots pour l’apéro (voyage aller seulement, ici ils ne boivent pas !). Et à dix-neuf heures, deuxième repas (tenir compte du décalage horaire qui se faisait dans la nuit à l’aller, dans l’après-midi au retour, ce qui fait que j’ai eu rarement faim le soir, ayant perdu une heure, les repas étaient trop rapprochés).

Soirée au salon en général, avec projection d’un DVD. Comme ça, j’ai vu un certain nombre de navets que j’avais — heureusement— ratés au cinéma, mais ça remet les idées en place, et quand même quelques bons films, surtout à l’aller. Vers vingt-deux heures, chacun rejoint sa cabine, parfois après avoir fait un nouveau tour sur la passerelle, plongée dans le noir complet. En effet, ça peut sembler étrange, mais les officiers de quart ont besoin de ne pas être éblouis par les lumières pour regarder les écrans et leur route: en fait tout est automatisé, mais parfois il faut redresser la route, quand un coup de mer dévie légèrement le cargo. Même nous, deux étages plus bas, nous devions obturer nos sabords (qui s’appellent hublots quand ils sont ronds, mais ici ils sont rectangulaires) pour ne pas les gêner. Au bout de quelques instants, on s’habitue à l’obscurité, et on commence à voir… En redescendant, j’ai pris l’habitude de jeter un œil sur mes mails au pont E.

Gymnastique du soir, puis au lit (étroit à l‘aller, double au retour). Lectures du soir. On ne dort pas excellemment sur un cargo. Vibrations du navire, roulis, bruits divers, qui gênent, même avec des bouchons dans les oreilles. Il ne m’est arrivé que deux ou trois fois de faire des nuits complètes, et ces fois-là parce que j’avais pris un cachet de tranquillisant. Bof, rien de grave, puisque même à Poitiers je ne dors guère mieux, et au moins ici j’ai eu du nouveau, de l’inédit, du surprenant. Toutefois, quand je dormais, j’ai pu vérifier la valeur absolue de la phrase d’Imre Kertész, : « Mais le sommeil est quand même profond et il fait tout oublier : c’est l’âge d’or. »

Comme vous voyez, pas le temps de s’ennuyer ; le temps garde sa densité, on se sent malgré tout un peu enfermé, d’où mes vagabondages nombreux. Je pense que c’est moi que l’équipage a de loin vu le plus souvent, je les connais tous. Les Roumains parlent plus ou moins le français, à peu près comme moi je parle anglais.

Il est onze heures, j’aperçois la côte normande au sud de l’estuaire, et de nombreux autres bateaux au mouillage, qui attendent aussi. Je vais aller voir sur la passerelle ce qui se passe, si nous allons enfin bouger : vingt-quatre heures d’immobilité (avec un faible roulis dû à la houle), c’est surprenant, après avoir bougé sans cesse. Et puis faire mon sport, et retrouver mes amis du bord pour appliquer la phrase de Montaigne : « Je ne sais rien faire de mieux que de pratiquer l‘amitié »(Les Essais, Livre I, 9.3)
Détails sur le produit

Même si nous sommes tous trois comme les personnages de ce dialogue de Joseph Conrad dans La ligne d‘ombre : « Mais le drôle me paraît un peu toqué. Il faut qu‘il le soit.— Ma foi ! Je crois bien que nous le sommes tous un peu ici-bas… »



Aucun commentaire: