mardi 9 mars 2010

9 mars 2010 : passage de la ligne


- Je rêvais de la mer quand j‘étais jeune.
- Moi aussi. Tout le monde, tu ne crois pas ?
(Henning Mankell, La muraille invisible)


         Nous arrivons à Dunkerque, les premiers passagers du voyage retour vont débarquer. Ce qui est marrant, dans les voyages en cargo, ce sont les passagers. Sachant que nous sommes tous des passagers sur le cargo de la vie, ça me rend indulgent.

          Donc, à l’aller, il y avait Jean-Pierre, le Guadeloupéen blanc qui rentrait définitivement au pays, et Huguette, la Bretonne, fille et petite-fille de marins, qui écume les mers depuis sa retraite, aussi bien sur des voiliers (le Belem par exemple, où les passagers doivent participer aux tâches) que sur des cargos. Ils font partie tous deux des gens modestes, simples, ordinaires, qui préfèrent dépenser leur argent en voyageant de cette manière. Je me suis très bien entendu avec les deux, faisant des promenades sur le pont et du ping-pong avec l’un, qui me parlait de son divorce et de son changement de vie, prenant l’apéro avec les matelots et regardant des films avec l’autre, qui me racontait aussi un peu sa vie, et surtout elle m’a aidé à pénétrer le monde des marins, qui ne s’ouvre pas à tout le monde.

        Au retour, c’est un peu différent. Sans doute, il y a Jean-Jacques, le contrôleur SNCF, qui entre à peu près dans la même catégorie. Par contre, les trois autres, le couple de Belges, Claude et Christine, et la Parisienne, Annick, sans être richissimes, relèvent de la classe des gens extrêmement aisés, ceux dont Edward Bunker, le romancier américain dont j’ai lu en Guadeloupe avec beaucoup d’intérêt le roman noir Aucune bête aussi féroce écrit : « C‘est le genre de mec qui a vécu toute sa vie dans une belle maison blanche toute propre avec une clôture en piquets et une jolie pelouse, et qui a suivi le catéchisme du dimanche matin jusqu‘à seize ans. Il n‘a jamais rien volé de sa vie — il a jamais été forcé de voler quoi que ce soit. » Bunker parle dans son livre des détenus qui sortent de prison en conditionnelle et sont chaperonnés par le genre d’individus précités, incapables de les comprendre, de se rendre compte (alors qu‘ils sont payés pour cela) que les questions que se pose un détenu qui sort sont : « est-ce que le monde n‘avait pas trop changé pour moi ? Est-ce que les outils mentaux et affectifs nécessaires à une vie à l‘extérieur — différents des outils nécessaires à une vie en prison — ne s‘étaient pas rouillés pendant huit ans ? » Eh oui, quand on a vécu dans des draps de soie, avec la morale à quatre sous du catéchisme, on n’est même pas capable de se mettre dans la peau d’un détenu : or, on vous confie leur survie ! C’est le thème du livre, exceptionnel, parce que Bunker a passé beaucoup d’années en prison et sait de quoi il parle. « Laissez quelqu’un en prison suffisamment longtemps et il se retrouvera aussi mal armé face aux exigences de la liberté qu’un moine trappiste jeté au milieu du maelström de New York », nous dit-il.



         Fermons la parenthèse, et inutile d’ajouter que je recommande vivement cette lecture, en particulier à ceux qui n‘ont jamais mis les pieds dans une prison. Il est d’ailleurs assez curieux que j’ai lu plusieurs livres sur l’enfermement, pendant ce relatif enfermement que j’ai vécu sur ce navire, et notamment les deux livres fondamentaux sur les camps de concentration, de Primo Levi, Si c’est un homme (que j’avais emporté) et de Imre Kertész, Être sans destin (trouvé sur le cargo) : ce dernier nous rappelle que « il y a dans notre personnalité un domaine qui, comme je l‘ai appris, est notre propriété perpétuelle et inaliénable. Le fait est que, même en captivité, notre imagination reste libre. » Et je dois avouer que, sur un voyage en cargo, l’imagination est reine. Et vagabonde au gré des flots...

        Mais pour en revenir à mes passagers, je suis moins à l’aise avec eux qu‘à l‘aller, surtout les Belges, même si on se prend ensemble des coliques de rires de temps à autre. Quand je leur ai dit qu’à l’aller, ma chambre n’avait jamais été faite, simplement l’aspirateur passé une fois, ils (elle surtout) ont été horrifiés. Dans ce cargo-ci, le garçon de cabine fait effectivement le lit, et sans doute le ménage, tous les jours. Ils ont choisi la cabine de l’armateur (qui ne fait jamais le voyage), ont donc payé 500 euros de plus, et évidemment attendent un service impeccable. Lui a longtemps travaillé en Afrique et en Asie, pour le compte d’une grosse société, j’ignore ce qu’il vendait, mais je n’aime pas beaucoup sa façon de parler des Africains, tout en reconnaissant qu‘il y a du vrai dans ce qu‘il dit. C’est plutôt le ton qui me gêne. Il vérifie absolument ce qu’écrit Philip Roth dans La tache : « Chaque fois qu’on a affaire à un Blanc, il a beau avoir les meilleures intentions du monde, il tient notre infériorité intellectuelle pour acquise. D’une façon ou d’une autre, du moins par l’expression de son visage, le son de sa voix, son agacement et même le contraire, c’est-à-dire sa patience, ses prodigieux efforts d’humanité, il vous parle toujours comme si vous étiez un demeuré, il est toujours ébahi que vous ne le soyez pas. » Ils ont fait il y a quelque temps un séjour en Guadeloupe en hôtel 4*, séjour qu‘ils ont trouvé fort désagréable, ce qui ne m’étonne pas. Je fais donc très attention à ce que je dis, chaque fois que je suis avec eux, et je me pose la même question que Fédor Dostoïevski dans les Carnets du sous-sol : « Pourquoi êtes-vous si inébranlablement, si solennellement convaincus que seul est nécessaire le normal, le positif, le bien-être en un mot ? »

         La troisième est la globe-trotteuse qui, à l‘aller, a pris le même cargo que moi (sans être gênée plus que moi par le fait que nos cabines n‘étaient pas faites, ici, elle a même interdit au garçon de faire la sienne, qui doit être un peu bordélique), mais quatre semaines avant moi : elle est donc restée en tout six semaines en Guadeloupe, dont une semaine à la Désirade, une à Marie-Galante, une aux Saintes, la totale du tourisme guadeloupéen (ne manquent à l‘appel que Saint-Martin et Saint-Barthélémy, qui sont totalement inutiles à visiter), un peu ce que j‘envisage si jamais je remets les pieds par ici ; elle a fait le tour du monde, alterne cargos et croisières (sur tout petits paquebots : 300 passagers seulement), connaît tous les continents, sauf l’Afrique, qui ne l’attire pas. Elle a plus de soixante-dix ans, et a gardé un côté naïf à la Charlie Chaplin qui me plaît bien. Et franchement, elle me donne de sacrées envies de voyages. Elle a eu cinq enfants, est restée femme au foyer, c’est assez dire que son mari devait avoir de gros moyens : ils ont un appart à Paris, une maison à Belle-île-en-mer, et une autre en Savoie (26 couchages). Mais elle est restée simple, tout en étant cultivée. Je lui ai conseillé Le capitaine et les rêves, qu’elle lit en ce moment, elle m’a donné un des livres qu’elle avait emporté. Quelqu’un avec qui on échange des conseils de lecture ou des livres est forcément quelqu’un de bien ! Aussi lui ai-je offert D’un auteur l’autre, je sais qu’elle en fera bon usage.

        Quant au cheminot, que je taquine volontiers sur sa propension à s’enrober (mais je lui abandonne volontiers mes desserts, on mange trop ici, et en général je n’ai plus faim, sauf pour un fruit, et c‘est pas de sa faute s‘il est gros : à l‘aller , Jean-Pierre, le Guadeloupéen, dévorait tout ce qu’on nous donnait, et parfois finissait mes restes, comme s‘il sortait d‘un camp de concentration, son assiette était nickel à la fin, et cependant il était sec comme une trique ; Jean-Jacques, hélas, a une tendance naturelle à grossir, il passe son temps à faire des régimes, mais au contraire de moi, il aime tout !), je n’ai pas réussi à l’entraîner pour l’instant à une partie de ping-pong qui pourtant lui ferait le plus grand bien. Mais lui aussi a eu une vie assez mouvementée. Il n’a pas été le moins du monde incommodé par la tempête, lui qui a passé sa vie en grande partie debout dans les trains ! Avec lui, je peux discuter de tout, il n‘a pas les œillères de mon compagnon du premier voyage. On s’est lié assez rapidement de cette « amitié, mâle amitié, » que Colette qualifie de « sentiment insondable ! » dans Le pur et l’impur et sur lequel elle ajoute : « Pourquoi le plaisir amoureux serait-il le seul sanglot d’exaltation qui te fût interdit ? » Oui, pourquoi ?

       Au fond, heureusement que j’ai eu une carrière nomade, car sinon, je n’aurais pas grand-chose à leur raconter. Et que je suis un bon cinéphile, car ça me permet de leur proposer des films à peu près décents : et j’en ai profité aussi pour regarder quelques comédies et polars ringards et franchouillards (américanouillards aussi ; Borat, par exemple !) pour lesquels je n’aurais pas mis un kopeck au cinéma !

        Comme les Belges et le cheminot ont fait en réalité l’aller-retour tout à la suite (28 jours de cargo), ils se sont contentés d'une escale d’une journée à Fort-de-France et Pointe-à-Pitre. Et à l’aller, ils avaient deux autres co-voyageurs, dont un médecin suisse qui s’est reconverti dans l’énergie solaire et qui va tenter de vendre ce type de matériel aux Antilles. L’autre était un globe-trotteur végétarien (il a dû souffrir sur le cargo !) qui envisage de traverser les USA à pied. Au fond, on ne rencontre dans ce genre de voyage que des gens un peu fêlés qui se répètent « sans cesse que ce qui peut être fait un autre jour le peut être dès aujourd‘hui » (Montaigne, Les Essais, livre 1, 19,28), et sans doute, je suis comme eux, je n’ai plus envie d’attendre. Quant aux « choses qu’on aurait pu faire, ce sont celles qui ont été impossibles. Des mensonges ? Pourquoi pas, après tout ? » dont parle Colette dans Julie de Carneilhan, je les laisserai désormais de côté, me contentant de celles que je fais. Cette même Colette nous dit dans Mes apprentissages : « En somme, j‘apprenais à vivre. On apprend donc à vivre ? Oui, si c‘est sans bonheur. La béatitude n‘enseigne rien. Vivre sans bonheur, et n‘en point dépérir, voilà une occupation, presque une profession. »

          Et voilà qui me refait penser à Claire, qui m’a tant appris à vivre et qui m’aura accompagné pendant tout le voyage. D’abord parce que ce voyage, c’est le sien. Ensuite, parce que je partage ma joie avec elle, essayant de me mettre à la hauteur de la maman de Colette, Sido : « Car elle nous fit cette grâce, ayant perdu celui qu’elle aimait d’amour, de demeurer parmi nous toute pareille à elle-même, acceptant sa douleur ainsi qu’elle eût accepté l’avènement d’une saison lugubre et longue, mais recevant de toutes parts la bénédiction passagère de la joie » (La maison de Claudine).


        Et, nous rappelle Primo Levi : « Nous découvrons tous tôt ou tard dans la vie que le bonheur parfait n‘existe pas, mais bien peu sont ceux qui s‘arrêtent à cette considération inverse qu‘il n‘y a pas non plus de malheur absolu. »

Aucun commentaire: