Donc cure de silence et de solitude le matin de 8 à midi et de 2 à 5 du soir. C‘est délicieux et reposant, tu ne l‘imagines pas. C‘est bien simple : je renais.
(Jean Giono, J’ai ce que j’’ai donné, Lettre à Élise, Aline et Sylvie Giono, 12 juillet 1949)
Le vent mugit, le bateau tremble. J’ai réussi pourtant à me doucher d’une seule main, l’autre agrippée fermement. Pour m’essuyer, force me fut de m’asseoir sur la cuvette des w.-c. pour pouvoir utiliser les deux mains. S’habiller a relevé de l’acrobatie. Déjeuner m’a appris qu’il ne faut jamais sur un bateau (le Belge me dit que c’est une condition obligatoire sur un voilier où est bien plus secoué qu’ici) remplir sa tasse de café qu’à moitié, sinon, la nappe est salie. Encore le steward a-t-il installé sous nos assiettes une sorte de tapis à croisillons très adhérent qui interdit aux couverts de glisser. Et les bouteilles, carafes et autres ustensiles de haute taille sont installés dans une sorte de caisson, où des trous ronds sont aménagés à leur taille pour les empêcher de tomber. Encore faut-il les replacer dedans ! À midi, la bouteille de vin rouge a fait un vol plané du plus bel effet.
Se déplacer relève de l’équilibre instable. Dans les coursives, il faut se tenir aux rails fixés dans les murs, dans les escaliers aux rampes (l‘ascenseur est hors service), et même dans la cabine, à tout moment on peut être projeté par un brusque coup de battoir des vagues contre lesquelles le cargo s’écrase avec un formidable grondement, comme un orgasme géant des épousailles entre la mer déchaînée qui éjacule son sperme écumant sur le navire raidi et tressaillant. C’est ce que j’observe de la passerelle de commandement où nous avons heureusement accès. De là-haut, nous voyons l’avant du cargo plonger dans les creux, puis se redresser. De temps en temps, quand il se redresse trop tôt (ou trop tard), la proue heurte de plein fouet la vague montante, ce qui donne un bruit phénoménal et une secousse impressionnante. Il ne nous reste plus qu’à observer la gerbe d’eau qui jaillit au-dessus des conteneurs, à plus de trente mètres de hauteur.
Lassé du spectacle, je me mets au lit pour somnoler un peu. Puis je fouille dans ma valise. Quelle bonne idée j’ai eue d’apporter des opéras en DVD ! Et surtout La flûte enchantée de Mozart, opéra filmé par Bergman vers 1975, un des plus beaux films du monde, peut-être le seul que j’emporterai sur une île déserte, s’il fallait n’en emporter qu’un ! J’ai bien dû le voir vingt fois, ne le ratant jamais au cinéma, quand il repasse. Et là, ne suis-je pas sur une île déserte ? Les autres passagers n’ont pas dormi de la nuit, au contraire de moi, réveillé seulement à cinq heures du matin par une de ces vagues retentissantes qui essaient de bloquer le navire. Ils reposent dans leurs cabines. Si je me payais Mozart, pour voir ?
Je n’oublie pas que ce film a une histoire. Une histoire liée à l’amitié, comme pratiquement toutes les histoires de ma vie personnelle, qui tourne toute entière autour de l’amitié. « Rien pourtant ne réjouira l‘âme qu‘une fidèle et douce amitié. Quel immense bienfait que d‘avoir à notre disposition des cœurs où tout secret pénètre en sûreté, dont nous redoutions la conscience moins que la nôtre, dont la conversation adoucisse nos inquiétudes, dont l‘avis éclaire notre volonté, dont la gaieté dissipe notre tristesse, des amis dont la vue même nous fait plaisir ! » ai-je lu sur le cargo chez Sénèque (De la tranquillité de l’âme), et comme je suis d’accord avec ce passage ! Car c’est bien l’avis éclairé d’un ami qui m’a guidé dans le monde de l’opéra.
En effet, à propos d’opéra, jusqu’en 1975, je n’avais que quelques vagues lueurs. J’avais bien assisté avec ma grand-mère à quelques retransmissions télévisées d’Aix-en-Provence ou d’ailleurs sur la vieille télé en noir et blanc dans les années 60. Puis, pendant mon année parisienne, ma consœur de l’école des bibliothécaires, Frantze, une Martiniquaise, me convainquit de l’accompagner à l’Opéra Garnier voir Rigoletto. Elle s’était occupée de tout, achat des billets, choix des places, je n’avais qu’à l’y rejoindre à l’heure dite. Un mois plus tard environ, ce fut Faust, de Gounod, avec ma cousine Monique. Vers 1972, je vis Le Vaisseau fantôme de Wagner, au théâtre à Angers. Mais enfin, tout ça me paraissait lointain, nébuleux, en un mot pas pour moi, le rustre, le paysan du Danube, même si quelque part, l’envie de continuer à en voir s’implantait en moi.
Mais à l’automne 1974, je fis connaissance de Peter, un solide Irlandais du nord, venu à Auch avec son amie Alison comme lecteurs d’anglais dans deux lycées de la ville. Fort comme un bœuf, mangeur pantagruélique, ce gigantesque joueur de rugby (un bon mètre quatre-vingt-dix) n’avait pas encore en juin 75 achevé son mémoire sur les rapatriés d’Algérie dans le Gers. Il me demanda si j’accepterai de l’héberger après ses vacances d’été : il lui restait à peu près un mois de recherches en archives et d’interrogations de témoins. J’acceptai. Il débarqua donc chez moi début septembre.
Ce que j’ignorais en le recevant, c’est que, grâce à lui, j’allais entendre parler pour la première fois (c‘est dire si j‘étais naïf, à l‘aube de mes trente ans) des MST (maladies sexuellement transmissibles), puis découvrir les sortilèges de la course à pied, du massage et de l’opéra.
Pour les MST, ce fut assez cocasse. Il débarqua chez moi après un voyage de nuit en car à travers l’Angleterre. La première chose qu’il me dit fut : « J’ai peur d’avoir fait une connerie. J’ai baisé une inconnue dans le car de nuit, sans capote. Faut que je me fasse contrôler. J’ai peur d’avoir attrapé une saloperie ! » Je lui proposai donc de l’emmener à l’hôpital d’Auch, mais il craignait que sa réputation dans le Gers ne soit compromise : « Ici, dans ce trou, tout se sait ! Je préfèrerais l’anonymat d’une grande ville. Toulouse ! » Il téléphona donc à Purpan, au service ad hoc, où je l’emmenai dès que j’eus un moment libre : je crois bien en fait que je pris une journée de congé ! Peter s’y fit copieusement engueuler, eut droit à des prises de sang (et je constatai une fois de plus que ces forces de la nature se faisaient tout petits dès qu’on leur mettait une seringue sous le nez, au grand amusement de l’infirmière et de l’interne de service). On lui promit, pour lui faire peur, un traitement de cheval, à base de piqûres justement, si jamais les résultats étaient positifs. Heureusement pour lui, il n’en fut rien. Mais nous eûmes droit à quelques considérations moralisatrices sur l‘inconscience des jeunes gens (je fus mis dans le même sac, tout juste si je n’eus pas droit moi aussi aux dites piquouses !).
Pour me remercier de l‘avoir emmené à Toulouse, Peter me traîna chez un grand disquaire toulousain, et m’offrit le coffret de La flûte enchantée. Car cette armoire à glace avait l’oreille fine, une superbe voix de ténor et était fan d’opéra, ce que j’étais loin de soupçonner. Et surtout, il m’expliqua comment on devait se préparer à l’opéra : écouter la musique livret en main (il le fit avec moi), plusieurs fois, jusqu’à ce qu’on connaisse bien le contenu des paroles, et ensuite, seulement lorsqu’on avait bien l’opéra en question dans l‘oreille, aller le voir sur scène. L’idéal pour lui était même de lire et de suivre sur les partitions, ca que j’ai vu faire une fois dans le train , où un jeune homme étudiait la partition de Carmen, et écoutait en même temps avec un casque. Quelques mois plus tard, sortait le film de Bergman tiré de l’opéra de Mozart. J’étais parfaitement disposé à le recevoir, je connaissais ma Flûte enchantée quasiment par cœur. Dès que je sus que le film passait à Tarbes, et craignant qu’Auch en fût privé (ce qui se révéla exact !), j’allai y passer le week-end et le vis deux jours de suite. Ravi, quoique tout surpris de le découvrir chanté en suédois. Mais pourquoi pas ? Il n’y a plus qu’en France où le snobisme a supprimé les versions françaises de Verdi, par exemple ! En Angleterre, il y a à Londres un opéra qui ne passe que les opéras en version anglaise. Et à Prague, mon amie Venetia a entendu pour le Nouvel An la même Flûte enchantée en langue tchèque.
Au fond, grâce aux incartades de Peter (que j‘ai malheureusement totalement perdu de vue), non seulement j’aime l’opéra (sans doute parce que j’aime le théâtre aussi bien que la musique), mais j’ai toujours procédé ainsi, apprenant chaque opéra de façon individuelle, ne passant à un nouveau que quand le précédent était bien connu. Comme une dépositaire de la BCP (Bibliothèque centrale de prêt) du Gers avait créé une association qui se proposait d’abonner des Auscitains au Capitole de Toulouse et de programmer des voyages en car pour y assister à la saison d’opéra, j’y adhérai. Nous connaissions le programme de l’année à l‘avance, j’achetais dès septembre les opéras qui me manquaient et je me préparais pour les recevoir dans les meilleures conditions. J’y entraînais Claire quand nous nous connûmes. Et seule la vulgarité d’une représentation de La vie parisienne nous a fait renoncer en 1980 à l’abonnement toulousain.
Mais, après Peter, chaque fois que j’ai pu, à Paris, Bordeaux, Tours, Niort, Londres (nous y vîmes en 1979, Claire et moi, une Flûte enchantée en anglais à l‘English National Opera), Sanxay (l‘opéra de plein air), Montmorillon, je suis allé voir des opéras : j‘ai ainsi vu plusieurs fois mes deux préférés, La Flûte enchantée et Carmen. J’ai aussi un faible pour l’unique opéra de Beethoven, Fidelio et pour le Pelléas et Mélisande de Debussy. J’ai gardé mes trente-trois tours d‘opéras, auxquels se sont ajoutés des coffrets de CD et récemment des DVD. Car écouter est une chose, voir en est une autre: et j’avoue que ce qui me manque le plus à Poitiers, c’est l’absence d’opéra.
Je viens donc de revoir le film de Bergman, et j’ai pleuré de joie et d’émotion. Cet opéra du génial Mozart est un condensé de la condition humaine : le Bien, le Mal, l’amour, la violence, la sagesse, la joie, la violence, la naïveté… Tout y est. Et c’est beau, tellement ! On me dit que c’est enfantin. Eh, pourquoi pas ! Si c’est vraiment le cas, ça prouverait seulement que Mozart était resté un enfant (car il l’a composé vers la fin de sa vie) et que moi, qui l’apprécie, je suis aussi toujours cet enfant capable de savourer, sans arrière-pensée, une belle histoire en chanté, comme dirait Jacques Demy, autre artiste enchanteur demeuré probablement enfant.
Mais Peter ne m’initia pas seulement à l’opéra. En effet, tout en préparant son mémoire, il devait aussi s’entraîner pour la saison rugbystique. Pour cela, chaque soir, il s’astreignait à une bonne heure de footing aux alentours de chez moi, sur les petites routes et les chemins des collines environnantes. Mais il détestait s’entraîner tout seul. Un beau jour, il me dit : « Léger comme tu es, tu devrais faire du jogging,! Je ne comprends pas que les profs de gym ne t’aient pas lancé sur la course à pied ! Tu fais du vélo, tu as de l’endurance. Allez, tu vas me servir de lévrier… » Donc, un de ces beaux soirs de septembre chers à Rimbaud, après la sortie du boulot, je sentis moi aussi des gouttes de rosée à mon front, comme un vin de vigueur. Les premiers jours — surtout que je fumais encore en ce temps-là, mais Peter aussi — je fus essoufflé et faillis renoncer. Pourtant peu à peu, j’y pris du plaisir, beaucoup de plaisir, au point de ne plus pouvoir m’en passer, et c’est ainsi que par la suite je me suis lancé dans les marathons et autres courses de longue distance : c’était devenu une sorte de drogue. Le corps réclamait son dû.
Et ce n’est pas tout. Après le footing et quelques exercices physiques (étirements, pompes), Peter exigeait d’être massé. Il avait dans ses bagages des huiles de massage, prétendait qu’à son club, on le massait toujours après l’entraînement, et m’indiqua comment faire. Pendant une demi-heure, selon ses conseils, je lui massai donc le dos, les reins, les cuisses, les mollets. J’ignore si je m’y prenais bien, en tout cas il semblait y prendre plaisir. Mais jamais il ne me massait, soutenant que je n’en avais pas besoin, puisque je ne faisais pas de compétition. Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai pris des cours de massage, appris leurs bienfaits et me suis fait régulièrement masser. C’est vrai que c’est chouette, il suffit d’accepter de laisser tomber notre vernis de pudeur civilisée, et de demander à son corps de parler.
Et tout comme l’opéra, ou la course à pied, ou le vélo, l’initiation là aussi se fait par la répétition. Certes, comme l’affirme Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être, « Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie si la première répétition de la vie est déjà la vie même ? » Je crois plus qu’à toute autre chose à la valeur de la répétition. Et c’est pourquoi je ne me lasserai jamais de regarder La flûte enchantée, dans un théâtre ou à défaut en DVD.
Et je dois avouer que l’avoir vu un jour de cargo sur une mer démontée rajoute encore à l’enchantement, cet enchantement que j’ai trouvé également dans la course à pied ou dans le massage, et qui est « la solitaire ivresse du chercheur de trésor » de la Sido de Colette.
1 commentaire:
bonjour Jean Pierre
Je suis "arrivé" sur ton blog en faisant une recherche "idiote" sur Google ( je voulais juste voir quelles étaient les images sur internet de la bibliothèque où je travaille)
et j'ai vu une photo d'une table au plateau rouge (tiens les tables de la salle de bibliographie) avec une personne assise dont l'allure me rappelait un ancien responsable du service des Périodiques!
apparement tu voyages beaucoup !
amicalement
franck-yves Guilbert
fguilber@univ-pau.fr
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