J'avoue que je n'ai jamais pu réfléchir sur ce système de représentation sans m'étonner de la crédulité, je dirais presque la stupidité avec laquelle l'esprit humain avalé les absurdités les plus palpables.
(John Oswald, Le gouvernement du peuple. Plan de constitution pour la république universelle, Éd. de la Passion, 1996)
Le festival de cinéma de Venise, la Mostra, a donc eu pour moi un goût amer (mais on est obligé d'avaler tant de couleuvres depuis l'arrivée de la pandémie), puisque j’ai dû payer toutes mes séances de visionnement en allant dans les trois salles du cinéma Rossini (autrefois théâtre Rossini), situé à cinq minutes de l’hôtel, alors que j’avais payé l’accréditation qui permettait en temps normal d'aller voir gratuitement les films à la Mostra, située dans l'île du Lido. Mais au moins, ai-je pu choisir mes films, alors que d’après les autres participants, ils ont dû se rabattre souvent sur d’autres films que ceux qu’ils avaient choisi !
Sacré covid, il nous aura bien embêtés! Enfin, ne nous plaignons pas, j’entendais ce matin à la radio qu’il y avait seulement 3 % de vaccinés en Afrique, parce que nos modernes labos (surnommés "Big pharma") ne veulent pas mettre leurs brevets dans le domaine public, alors que Jonas Salk, l’inventeur du vaccin contre la polio, avait refusé de breveter son vaccin : résultat, la polio a quasiment disparu de la planète. Je pose la question qui m’a taraudé à Venise : va-t-on tolérer longtemps cette dictature des actionnaires de Big pharma ?
* * *
Alors qu’ai-je vu (et entendu, car sachez que le Rossini, étant un cinéma public de Venise, destiné donc aux Vénitiens, ne passait les films étrangers qu’avec des sous-titres italiens, il a fallu que je m’adapte ; seuls les films italiens étaient sous-titrés en anglais !) cette année ?
La
plupart des films que j’ai vus étaient intéressants, certains
bons, d’autres très bons. Je ne me suis pas ennuyé une seconde.
Il y avait plusieurs thématiques communes à deux ou trois films,
mais je ne prétends pas que ce soit un reflet réel de la Mostra,
car je n’ai vu qu’une infime partie des films en concours pour le
Lion d’or, ou dans les catégories "Orizzonti"
ou "Giorni
degli
autori".
Je n’ai pu voir aucun des films restaurés, alors c’était
souvent ma joie de découvrir des films anciens… Et je n'ai pas vu non plus le Lion d'or français, étant ce jour-là, lors de son passage unique au Rossini, en excursion au Sans Giorgio...
* * *
Première thématique : la promotion immobilière et le corruption qu’elle engendre.
Le film cambodgien Bodeng sat (White Building), le film indien Once upon a time in Calcutta et le film kossovar Vera andrron detin (Vera rêve de la mer) traitent de la situation où des personnages attachants, souvent en difficulté, sont confrontés à la prochaine démolition de l’immeuble ou de la maison qu’ils habitent. Sammang, le jeune héros de Phnom-Penh (20 ans) se voit obligé de repenser sa vie et de renoncer à ses rêves ; Ela, l’Indienne de Calcutta qui vient de perdre sa fille, va devoir prendre un nouveau départ ; Vera la Kossovare, interprète en langue des signes, doit faire face au suicide de son mari, et voit défiler des individus prétendant être les propriétaires de la maison familiale. Peu de chances que ces films débarquent en France, malgré leurs qualités.
Autre thématique : des adolescents privilégiés, évoluant dans des écoles catholiques huppées, montrent un comportement abominable. Ça se passe au Mexique (El hoyo en la cerca) ou en Italie (La scuola cattolica). Au Mexique, c’est lors d’un camp d’été intitulé "Foi et intégration" que les adolescents finissent par se déchaîner. Le film italien (tiré d’une histoire vraie qui se passe en 1975, le massacre du Circeo) voit trois adolescents de la haute bourgeoisie dérailler dans une violence aveugle, leurs esprits dévoyés par un désir de domination. Les deux films sont bons, mais dans les deux cas, on a du mal à comprendre le soudain éclat de violence qui saisit ces jeunes. À revoir s’ils arrivent en France.
Le thème de la non-insertion dans le monde actuel se retrouvait dans un autre film mexicain (Sundown) et l’italien Giulia (Ciro De Caro). Dans ce dernier, l’héroïne est une sauvage qui a pourtant besoin d’être aimée. Elle a du mal à trouver sa propre place dans le monde. Elle squatte chez l’un, chez l’autre, trouvant un abri illusoire et insaisissable : va-t-elle sortir de son enfermement pour trouver un sens à sa vie ? Dans le film de Michel Franco, le héros anglais Neil (Tim Roth) est en vacances avec sa sœur en famille à Acapulco. Il apprend la mort de sa mère et décide de ne pas aller à l’enterrement, laissant sa sœur (Charlotte Gainsbourg) le représenter. Il reste, se lie avec une jeune mexicaine, tout en restant totalement étranger à ce qui lui arrive. On pense à L’étranger de Camus dans ces deux films assez solaires (ça se passe l’été au bord de la mer). Très intéressants, mais un peu déprimants.
* * *
Les films français :
Dans A plein temps (d’Éric Gravel), Julie se démène seule pour élever ses deux enfants à la campagne et garder son travail alimentaire dans un palace parisien (tableau saisissant du travail et de l’exploitation du personnel dans un cinq *). Elle souhaite changer pour trouver un travail correspondant à son niveau d’études. Quand elle obtient enfin un entretien pour un poste correspondant à ses aspirations, elle est victime d’une grève générale des transports. Beau film social, très sombre…
Illusions perdues (Xavier Giannoli) est adapté de Balzac. Assez bien adapté au cinéma. Si le film pouvait donner aux jeunes l’envie de relire ce formidable roman (un des plus longs de l’auteur, mais un des plus lisibles) ! C’est tout le bien ce qu’on leur souhaite. Mais iront-ils le voir ? Interprétation remarquable, en particulier de Jeanne Balibar et de Vincent Lacoste.
Dans Les choses humaines (Yvon Attal), les Farel forment un couple puissant : Jean et sa femme Claire sont très connus sur Paris. Leur fils modèle, Alexandre, étudie aux USA à Stanford. Lors d'un séjour à Paris, Alexandre rencontre Mila, la fille du nouveau compagnon de sa mère, et l'invite à une fête. Le lendemain, Mila porte plainte contre Alexandre pour viol… L’harmonie de façade du couple et de leur entourage s’effrite. Procès magistral, devrait avoir du succès.
Un autre monde, de Stéphane Brizé, voit un cadre supérieur joué par Vincent Lindon, Philippe Lemesle (sur le point de se séparer de sa femme, leur couple étant abîmé par la pression du travail sur le mari), contraint de répondre aux demandes de ses supérieurs qui réclament un plan social. Bouleversant, le seul film à avoir été applaudi au Rossini.
La dernière séance, documentaire signé par l’Italien Gianluca Matarrese, montre Bernard, retraité de 62 ans, qui décide de déménager dans une nouvelle demeure, sa dernière vraisemblablement. Bernard, homosexuel, est filmé par son dernier amant. Bernard puise dans sa mémoire, se souvient de ses deux grands amours, tous deux morts du SIDA en 1989 et 1995, montre des photos, parle de son enfance, fait du tri dans les choses à emporter, discute d’amour et de mort, de son nouveau projet de vie… Blessures d’une vie, un film bouleversant !
* * *
Autres films italiens
J’ai
beaucoup aimé Freaks out (Gabriele Mainetti), une sorte de
version moderne du Freaks (1932, que d’aucuns considèrent
comme le plus beau film du monde) de Tod Browning. Cette fois, il
s’agit toujours d’un petit cirque qui présente des monstres
humains, à Rome en 1943. Matilde, Cencio, Fulvio et Mario vivent
comme des frères et sœurs dans le cirque du père de Matilde,
Israël. Lorsque le patron
disparaît mystérieusement, peut-être victime d'une rafle
nazie, les quatre "monstres" se retrouvent seuls dans la
ville occupée. Comment
vont-ils s’en sortir dans une ville quadrillée par les nazis ?
C’est moins mélodramatique que le film de Browning, il y a
beaucoup de péripéties, un peu de comique, un peu de fantastique,
ça fuse de partout
et la morale de l’histoire est que les monstres ne sont pas ceux
qu’on croit ! Une bonne surprise, et tenez-vous bien, je l'ai vu en
italien non sous-titré (et en allemand sous-titré en italien quand
c’était les personnages nazis qui
parlaient) et
j’ai suivi quand même ce film pas trop bavard et très
visuel qui aura, j’espère, un vif
succès. Il m'a beaucoup plu.
Viaggio nel crepusculo (Augusto Contento) est aussi un film exceptionnel. Ce documentaire mêlé d’animation explore les chemins qui ont mené au crépuscule de l’Italie, à partir des années 70 : déclin de la famille, de la société patriarcale, des institutions éducatives, de la religion, des idéaux révolutionnaires devenus dogmes totalitaires. Le film utilise les films de Marco Bellocchio (qui intervient) et les archives. Viaggio nel crepuscolo pose des questions, et utilise Bellocchio pour redonner la parole aux ouvriers et aux paysans. Montage très intéressant.
America
latina (des frères Fabio et Damiano D’Innocenzo) m’a
laissé plus perplexe : dans une zone humide
de marais plus ou moins assainis, d’usines
désaffectées, Massimo Sisti, propriétaire d'un
cabinet dentaire,
a atteint tout ce qu'il pouvait désirer : une belle villa et une famille
qu'il aime (sa femme Alessandra et ses filles Laura et Ilenia). Puis
un jour l’horrible
fait irruption dans sa vie
(trop) calme : il
descend à la cave et ce qu'il y découvre est le début d'une descente aux enfers… On ne sait
pas si on entre dans le fantastique ou s’il est
devenu fou !
Quant à Il buco (Michelangelo Frammartini), c’est aussi un documentaire tout à fait étonnant. Dans les années 1960, de jeunes spéléologues explorent la grotte la plus profonde d'Europe dans l'arrière-pays intact de la Calabre. Le fond du gouffre du Bifurto, à 700 mètres sous terre, est atteint pour la première fois. L'aventure des spéléos intrus passe inaperçue aux yeux des habitants du petit village voisin, mais pas aux yeux du vieux berger du plateau de Pollino, dont la vie solitaire lui permet de contempler les tribulations du groupe. Autre œuvre d'une beauté austère, presque sans paroles, Il buco met en parallèle deux grands voyages intérieurs : celui du vieil homme qui vit ses derniers jours et se prépare à la mort et la descente dans le gouffre des jeunes. Sans doute le film qui m’a le plus touché, parce que poétique et que j’ai l’âge du vieux berger. Il a été, paraît-il, longuement applaudi au Lido.
À
suivre...
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