mercredi 11 septembre 2019

11 septembre 2019 : Venise 2019.2 : les chats, la police et le smartphone


Ce que la lecture vous apprend de plus important c’est cet état d’esprit dans lequel vous vous retrouvez, absolument seul, face aux pensées d’un autre esprit, une forme de rapport intime sans égale, accessible seulement à ceux qui ont la capacité de se concentrer, de se fermer aux distractions extérieures. D’où l’urgence de lire bien si vous lisez pour devenir libre.
(John Taylor Gatto, Dans les coulisses du système éducatif américain, trad. Mathieu B., inédit)


les pigeons aussi se promènent ou se posent dans Venise

Je me promène beaucoup dans Venise, à pied ou par le vaporetto. L’an passé encore, je trouvais des êtres humains qui me souriaient, qui me demandaient un renseignement (du style « Comment aller au Teatro La Fenice »?) ou qui souhaitaient, s'ils étaient en couple ou en groupe d’amis que je les photographie avec leur smartphone ou leur appareil photo. Ce que je faisais volontiers. De même, dans les files d’attente pour entrer voir un film de la Mostra, il n’était pas rare qu’une discussion s’engage, de même sur un banc, dans le parc attenant où je pique-niquai. Bref, il y avait encore un brin d’humanité. Désormais, Venise n’est plus qu’une ville commerçante (avec parfois des commerçants désagréables ! comme ici à Bordeaux) ou une ville de promeneurs-zombies, qui communiquent seulement avec eux-mêmes par le truchement de la prolongation de leur main, le smartphone sur lequel ils pianotent (c'est fou ce qu'ils ont de choses urgentes à écrire !), jouent (souvent à des jeux indigents), lisent (les messages nombreux qui les atteignent, au point d’allumer leur appareil en pleine séance de cinéma, car une réponse aujourd'hui ne peut attendre…), prennent des photos, écoutent quelque chose (quoi ?), puisqu’ils ont presque tous des oreillettes avec ou sans câble, probablement pour qu'on ne leur pose pas de questions. 

une plaque murale qui m'a touché !
"ici est la maison de Dieu et la porte du ciel"

 Mais s’intéresser au quidam d’à côté, donner ses impressions sur des films (il est vrai que dès le début du générique, ils sont déjà majoritairement plantés sur leur machine, donc ailleurs que dans le film qu’ils ont peut-être déjà oublié). Même les gondoliers, une fois descendus, en attendant les clients suivants, ne peuvent pas s’empêcher de jongler avec leur smartphone. "Aldous Huxley nous enseigne [dans Le meilleur des mondes] qu’à une époque de technologie avancée, la dévastation spirituelle risque davantage de venir d’un ennemi au visage souriant [le smartphone, maintenant] que d’un ennemi qui inspire le soupçon et la haine. c’est nous qui avons les yeux sur lui, de notre plein gré", écrivait Neil Postman dans "Se distraire à en mourir" (Nova, trad. 2010, éd. originale américaine 1986).


 



mais comment donc arrivent-ils à s'en passer, quand ils manœuvrent leur gondole ?
 



Nous sommes entrés totalement dans cette ère de la distraction perpétuelle, au triple sens d’inattention, de manque de concentration et de besoin de se distraire en permanence de son environnement immédiat. Chacun est là dans sa bulle, mais en fait, il n’est pas là pour les autres, pour établir une relation humaine : c’est tellement plus simple d’avoir affaire à une machine. En fait, quand on se promène, il faut vraiment regarder devant soi, pour ne pas heurter les addicts qui avancent les yeux rivés sur le creux de leur main, où se niche la poupée moderne : ça doit sans doute leur rappeler leur enfance (Umberto Eco rappelait ce phénomène dans une de ses chroniques, où il raconte qu'il faisait exprès de s'arrêter, pour voir le flâneur au smartphone lui rentrer dedans !). Le phénomène s’est amplifié depuis mes premières observations de 2011 et 2012, où tout le monde n’avait pas encore un smartphone. Une ère aussi de l’impolitesse généralisée, où chacun, avec sa petite machine (ou ses, car j’en ai vus pas mal qui, pendant les pauses-déjeuners, sortaient leur PC ou leur tablette pour la poser sur la table, tout en ayant tout à côté le sacro-saint smartphone) devient un malotru… Un des films de la Mostra, The end of love [La fin de l’amour], montre ces technologies modernes comme terriblement intrusives dans une histoire d’amour : on y voit un mari absent harceler impitoyablement sa femme par écran et skype interposés. L'amour peut-il résister ?

 
Autre phénomène observé : un monde de plus en plus policier. Certes, j’ai eu à franchir une frontière et même deux, pour atteindre Venise avec mon train de nuit. Quelle ne fut pas ma stupeur de voir le train longuement stoppé en pleine nuit, à l’aller (vers minuit, pendant une heure) comme au retour (vers 2 h du matin, pendant deux heures), par la police suisse des frontières (le train de nuit traverse ce pays, mais n'est pas censé s'y arrêter) qui venait sans doute vérifier si ne se cachait pas parmi nous quelque dangereux clandestin ou terroriste susceptible de tenter un passage en fraude. Et tant pis pour les réveils intempestifs (à l’aller, je dormais comme un bienheureux et ne m’y attendais évidemment pas) des passagers surpris. Moi qui pensais que par le train, j’échapperais aux contrôles tatillons et mesquins que nous subissons aux aéroports ! Vive l’Europe ! Vive le cloisonnement des frontières ! Gatto signale dans son livre que "L’observation de Toynbee [dans A study of history], que la plupart des habitants d’un état moderne sont comme déshérités, et par conséquent dangereux, appelle ce qu’il nomme des « solutions créatives ». Une solution créative peut être de créer un travail pour une partie de ces classes dangereuses, celui de surveiller le reste. Cette classe de gardiens est ensuite légèrement privilégiée afin de compenser ce sale boulot de kapo qui échoit". C’est sans doute ce que les gilets jaunes, les migrants de toute obédience et les quidams de mon espèce, n’ont pas réussi à comprendre. Et ça me fait penser que c'est aujourd'hui le quarante-sixième anniversaire du coup d'état de Pinochet au Chili !

un chat de Venise (caché) dans le jardin désert

Heureusement, les chats, eux n’ont pas encore besoin de nos engins pour se comporter de façon normale, et peuvent passer d'une maison à l'autre et d'une frontière à l'autre (quoique ?), et se moquent bien mal des smartphones, des coups d'état et des policiers. Des chats, j’en ai d’ailleurs peu vus, à Venise, cette année. Peut-être n’étaient-ils pas dehors à l’heure de mes déambulations ?

un autre chat, plus peinard, attendant le passage d'un oisillon ?


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