Le
bonheur qui arrive : c’est le vent salé qui te frappe au
visage, un frémissement qui te parcourt la peau et qui te donne
envie d’embrasser tout le monde.
(Eduardo
Galeano, La chanson que nous chantons,
trad. Régine Mellac et Annie Morvan, Albin Michel, 1977)
Pour
parler comme
les pédants, Luc Chomarat (invité du Festival Polar
en cabanes,
et présent à ma bibliothèque de quartier ce samedi 21
septembre)
réalise
dans Le
dernier thriller norvégien
une
mise en abyme (et
aussi un pastiche)
du polar
nordique.
Il
nous présente un
éditeur parisien, Delafeuille,
envoyé par son patron à
Copenhague pour négocier les
droits de
traduction du nouveau roman, et
best-seller en
puissance,
d’un
auteur incontournable.
Sauf
que deux autres
maisons d’édition
sont prêtes
à décrocher le jackpot et ont envoyé aussi leurs émissaires. Les trois Parisiens se retrouvent dans le même hôtel. Or,
un tueur en série, surnommé l’Esquimau, sévit
en ce moment même dans la capitale danoise.
Et
voilà que Delafeuille,
à
qui on vient d’apporter le livre à traduire, commence à le lire,
et s’aperçoit
que
dans Le
Dernier
Thriller norvégien,
titre
du roman qu’il est en train de lire, L’Esquimau est désigné comme un tueur en
série, que lui-même, Delafeuille, est un des protagonistes de ce même roman, et que
Sherlock Holmes, le
héros de Conan Doyle, est sur les lieux pour enquêter. La réalité
se brouille avec la fiction.
Je
n’en dirai pas plus, sinon que le résultat reste un polar réussi,
à la fois pastiche et hommage au genre. On est parfois saisi de
vertige, on
se demande si l’auteur va retomber sur ses pieds.
On rigole pas mal aussi, pour peu qu’on soit familier et du polar
nordique et de Sherlock Holmes.
Car
l’auteur ne manque pas d’humour, et il en faut pour dénouer
l’intrigue un tant soit peu macabre. S’y ajoute une saine
critique du milieu éditorial, prêt
à s’étriper
pour n’importe quelle nullité,
pourvu qu’elle se pare des plumes d’auteur
de
polar "scandinave"
et présumée futur best-seller international. Ce qui montre bien que
le
chiffre de vente semble
le seul critère des actionnaires de certaines maisons d’édition ;
une des éditrices dit à Delafeuille : "Je
ne peux pas prendre le risque d’avoir l’air cultivée. Cela
signifierait que je consacre une partie non-négligeable de mon temps
à des choses dont la rentabilité peut être sujette à caution. —
Je
vois. —
Vous
le savez comme moi, Delafeuille, notre milieu est dur, cruel. Il
l’est d’autant plus qu’un lecteur, aujourd’hui, est devenu
très difficile à attraper. C’est une espèce en voie de
disparition." Le troisième candidat aux droits de traduction
avoue ingénument qu’il ne lira même pas le livre, qu’il n’en
lit plus, que ce sont des "produits" à vendre, point-barre.
Cette satire du milieu éditorial fait froid dans le dos.
Luc
Chomarat, présent en chair et en os, nous a parlé de ses livres, et
en particulier aussi de son « roman » Les
dix meilleurs films de tous les temps
(trouvé
en vente sur place, et que je me suis empressé d’acheter).
On
y
voit le narrateur tenter vainement de dresser cette fameuse liste. Il
s’embourbe d’abord dans une
rapide évocation du
Japonais Yasujirō
Ozu,
dont
chacun des films pourrait figurer dans la liste, puis de
son compatriote Naruse, avant de
sauter
sur des auteurs de second rang qui paraissent aussi
incongrus dans une telle liste
que
l’Italien
Mario
Bava (il
possédait un livre sur ce cinéaste dans sa bibliothèque
personnelle, mais n’avait jamais rien vu de lui),
ce
qui le mène au maître de l’horreur sanguinolente transalpine
Dario
Argento et
à
Lucio
Fulci, autre épigone du genre.
Et
de s’embarquer sur le western (et
là, John Ford tient la corde, car il peut soutenir la comparaison
avec Ozu, selon le narrateur), avant de terminer sur le Russe
Tarkovski, devant les films de qui il a souvent envie de s’enfuir
avant la fin.
Beaucoup
d’humour là encore dans cette description de la cinéphile
obsessionnelle,
que le narrateur
égratigne pourtant à l’occasion. Il met
sa compagne à
contribution pour qu'elle lui suggère quelque titre (ainsi Shaolin
soccer,
qui lui rappelle son goût pour les films "de
baston") ou pour voir ensemble les Tarkovski,
ce dont elle se serait peut-être passée. Et ça se termine ainsi :
"Il
tombe vraiment des cordes. Où vais-je bien pouvoir me réfugier ? Je
vais me faire un ciné."
Réflexion typique du cinéphile, à laquelle je souscris…
Et
ce soir au théâtre La Lucarne de Saint-Michel, je viens de voir Solitarité, une pièce (publiée chez Actes sud) de la dramaturge
roumaine Gianina Cărbunariu, une sorte de théâtre d’intervention,
pour dénoncer la classe moyenne roumaineose de façon implacable :
rejet des roms, absence de solidarité, individualisme généralisé
et corruption. Cinq
tableaux composent
la pièce.
Dans
le dernier tableau,
le maire de la ville, soucieux
d’ordre, de sûreté publique et de salubrité, décide d’ériger
une ligne de démarcation – en fait, un mur – entre le quartier
rom et le quartier bourgeois. La
scène est
féroce,
sous
couvert de
démocratie, le
maire associe un
rom enrichi
au projet,
ce
dernier, entrepreneur comptant bien avoir le
chantier en
main !
Dans un autre
tableau, une famille se
réunit
pour rassembler la somme nécessaire à l'opération d'un enfant.
Mais
ceux qui pourraient ne donnent rien, et c’est finalement une vente
aux enchères du mobilier de la famille des parents qui permet à ces
derniers de trouver un arrangement. Le premier tableau montre le
cercueil d’une
grande actrice, "Eugenia Ionescu", clin
d’œil à
Eugène Ionesco. L’actrice avait
acheté une concession perpétuelle
dans
le quartier du cimetière
national
consacré aux personnes VIP,
mais son fils veut
vendre cette
concession pour s’offrir
une place de parking ! Le titre de la pièce, Solitarité,
est une contraction de "solidarité" et "solitude".
Car
que reste-t-il quand la société va mal ? La
haine des
autres
ethnies,
le repli sur soi, un
retour exacerbé à la religion, un
nationalisme étroit.
Un
théâtre politique qui
nous renvoie notre image dans un miroir : le discours du maire
ressemblait à un discours de nos gouvernants..
Finalement,
la Roumanie n’est pas si exotique !
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