La
vertu surnaturelle de la justice consiste, si on est le supérieur
dans le rapport inégal des forces, à se conduire exactement comme
s’il y avait égalité.
(Simone
Weil, Attente
de Dieu,
Fayard, 1966)
Raphaël
Confiant, écrivain martiniquais, constate
qu’aujourd’hui Frantz Fanon est
un peu oublié, voire même occulté, notamment par l’affligeante
intelligentsia française, plus préoccupée de parader à la
télévision et dans les médias, plus
avide de pouvoir et d’argent, que de se comporter comme des intellectuels, et donc de "produire du savoir
d'une part et s'engager dans la transformation de sa société vers
plus d'équité sociale et de liberté d'expression d'autre
part".
Frantz Fanon est tout de même l’auteur d’un des livres-phares du
XXe siècle, Les
Damnés de la terre,
précédé d’une préface cinglante de Sartre. J’ai eu le bonheur
de découvrir ce livre quand j’étais étudiant, et dans la foulée,
j’ai lu aussi le formidable
Peau noire, masques blancs,
qui démonte magistralement la manière dont la colonisation a aliéné
les noirs.
couverture de la dernière édition chez La Découverte
Aussi,
pour rappeler la vie et l’œuvre de Fanon aux jeunes générations, Raphaël Confiant a choisi la forme d’une autobiographie
imaginaire,
romancée
si l’on veut, puisqu’il y a des dialogues forcément inventés,
de manière à pouvoir être lu par le plus grand nombre. Il rappelle
que Fanon, âgé de dix-huit ans, s’évada de la Martinique
vichyste pour s’engager dans les forces de la France libre,
il
fut d’ailleurs médaillé
de la seconde guerre mondiale par
le colonel Salan (ironie du sort, celui qui fut un des bourreaux du
peuple algérien en lutte),
puis
qu’il fit des études de médecine et de psychiatrie à Lyon. Nommé
à Blida, il
introduisit chez les patients musulmans les méthodes nouvelles de
social-thérapie et de psychothérapie institutionnelle dans le
milieu hostile des chefs de service
formatés
aux électrochocs, camisoles de force et chaînes qu’on imposait
aux aliénés. Très rapidement, il prit fait et cause (d’abord en
secret) pour les rebelles algériens, devint un
compagnon de route des indépendantistes, finit
d’ailleurs par démissionner
(il
aurait sans doute été assassiné comme bien d’autres intellectuels
engagés, et fut d’ailleurs frappé par plusieurs attentats qui le
visaient) et par s’engager directement avec eux, devenant
algérien, aussi
bien comme médecin soignant les blessés que comme penseur et
représentant
officiel du Gouvernement provisoire de la République algérienne
(GPRA) auprès de diverses instances, notamment panafricaines. Une
leucémie myéloïde eut raison de lui, malgré des soins à Moscou
d’abord, puis
à
l’hôpital
de Bethesda, aux
États-Unis, où
il mourut en 1961. Son corps fut rapatrié à Tunis, puis convoyé
au-delà de la frontière pour être enterré, selon ses vœux, en
terre algérienne. Il
y repose désormais dans le cimetière des martyrs de la guerre
d’indépendance.
C’est
ce parcours étonnant (une insurrection de l’âme, comme l’indique
le titre complet du livre : L’insurrection
de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex,
Caraïbéditions) que Confiant relate dans une construction très
originale, éclatée, avec de nombreux retours en arrière, puisqu’on
commence par les scènes de l’hôpital où Frantz Fanon allait
mourir.
Il
est très affaibli, son
dernier livre, Les
Damnés de la terre,
dicté
dans l’urgence, vient
d’être publié par
Maspéro, et aussitôt saisi par la justice, mais un exemplaire lui
en parviendra juste avant sa mort.
Fanon
fut toute sa vie exigeant, intransigeant, même. On le voit donc à
l’œuvre, aussi bien dans ses jeunes années martiniquaises que
pendant la guerre (où il est profondément choqué par le
blanchiment par De Gaulle du défilé de la victoire, les soldats
marocains et sénégalais en étant écartés), puis dans ses années
d’étude, où il s’abreuve tout autant de philosophie (il suit
les cours de Merleau-Ponty) que de médecine. L’arrivée
en Algérie en
1953 fut
pour lui le choc décisif. Il y rencontre une population "indigène"
déshumanisée, aliénée,
abrutie
(et pas seulement les "fous"
dont il doit s’occuper) par le système colonial et
le racisme institutionnalisé. Il apprend rapidement le massacre
de Sétif en 1945, totalement occulté par les pouvoirs publics, et
dont les séquelles se retrouvent chez ses malades. Il va se balader
dans les quartiers (quasi bidonvilles) indigènes, ce qui le rend
suspect aux yeux de ses confrères, de la police puis de l’armée
(car
Fanon finit par appeler aussi à l’insoumission contre cette guerre qui ne disait pas son nom, et il enrageait de voir les
jeunes appelés antillais venir renforcer l’armée française).
Car, après la Toussaint 1954, la guerre s’installe
(intitulée "pacification" !), avec son cortège d’attentats
d’un côté, de représailles sanglantes de l’autre (arrestations
arbitraires, torture institutionnalisée, bombardements au napalm,
villages entiers détruits...).
L’auteur
produit un texte qui nous happe, nous faisant vivre de l’intérieur
la pensée en action de Fanon, avec un luxe de détails et de
références à ses nombreux textes (notamment les articles qu’il
écrivit pour des revues de psychiatrie). Il
met ainsi en
perspective un
itinéraire
hors
du commun. Celui d’un des plus grands intellectuels engagés de
l’après-guerre,
et Sartre
ne s’y est pas trompé.
Et
en même temps d’un être humain d’une qualité exceptionnelle,
ne pouvant accepter de vivre dans le mensonge et le déni. Il avait
bien tenté de revenir en Martinique en 1951, une fois ses études
terminées, mais il fut écœuré par
ses collègues médecins et leur mépris des pauvres, aussi bien que par les bourgeoisies de couleur (la
petite et la grande), prêtes
à toutes
les compromissions pour conserver les quelques privilèges que la métropole
voulait bien leur octroyer.
La violence coloniale était
pourtant encore là et Fanon aurait bien voulu innover en
matière de psychiatrie adaptée à
la situation, ce qu’il put faire en Algérie, pendant quelques
années, en réorganisant complètement son service, en écoutant les
malades, en y créant un café maure, du chant, du théâtre.
On
se dit, en achevant le livre, que Fanon et son intégrité nous
manquent cruellement
aujourd’hui.
Dans le vide intellectuel et politique sidéral où nous baignons, il nous
aiderait à mieux comprendre notre monde, à mieux saisir les
mécanismes du néo-colonialisme, le problèmes des migrants, peut-être même le
terrorisme. À
pointer du doigt les méfaits de la télévision et des grands
médias, du libéralisme et de la mondialisation, de la technologie
triomphante. Lui qui appliquait à la lettre la phrase citée en exergue de Simone Weil, il aurait peut-être plus de mal aujourd'hui, dans un monde où l’être humain est oublié, voire nié ; en effet, il écrivait : "Chaque fois qu'un homme a fait triompher la dignité de l'esprit, chaque fois qu'un homme a dit non à une tentative d'asservissement de son semblable, je me sens solidaire de son acte".
J'ajoute que d'avoir lu Frantz Fanon avant mon séjour en Guadeloupe m'a grandement aidé à me comporter là-bas pendant mon séjour.
J'ajoute que d'avoir lu Frantz Fanon avant mon séjour en Guadeloupe m'a grandement aidé à me comporter là-bas pendant mon séjour.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire