Quel
genre d’hommes, se demande-t-il depuis son siècle, a produit notre
société de consommation, notre idéologie du profit ? On
l’entend nous répondre : des « spectres ».
(Christine
Jordis, William
Blake ou l’infini,
Albin Michel, 2013)
Quel
étrange personnage que ce William Blake, avec qui j’ai vécu –
le mot n’est pas trop fort – pendant quelques jours, le temps de
lire la belle biographie intime et aussi essai interprétatif que lui a
consacré Christine Jordis.
Ce fils de bonnetier, né à Londres en
1757 fut le contemporain
des turbulences de l’Europe, la
Révolution française en premier lieu, mais aussi les révoltes
luddites en Angleterre. Dessinateur, peintre, graveur, poète, cet
artiste complet vécut méconnu, dans la pauvreté volontaire ("Je
souhaite ne rien faire qui ait pour but le profit. Je souhaite vivre
pour l’art. D’ailleurs je ne veux rien. Je suis complètement
heureux") jusqu’en 1827, espérant changer le monde à sa
manière. Être fantasque, excessif, révolté, sauvage, illuminé,
traité de fou (James Joyce écrira à son sujet : "S’il
faut taxer de folie tous les grands esprits qui ne croient pas au
matérialisme expéditif actuellement en vogue, avec la prétention
béate de l’étudiant préparant une licence de sciences exactes,
il restera bien peu de choses de l’art et de la philosophie
mondiale"), trop démesuré pour ses contemporains, il ne
survécut que grâce à son travail acharné, les commandes que lui procurèrent des amis, et la sollicitude bienveillante de son épouse
Catherine : "Puisque l’homme ne vit pas seulement de
pain, je vivrai même de manque de pain – rien ne m’est
nécessaire, hors de faire mon Devoir ["mon art"] et de me
réjouir dans la joie débordante qui est toujours déversée sur mon
Esprit."
Christine
Jordis nous
entraîne dans un parcours généreux, étudiant aussi bien l’homme que
l’œuvre, particulièrement inséparables
chez
cet
artiste. Ses
gravures
de
visionnaire (il
affirmait avoir vu Dieu et
était persuadé de le rejoindre un jour : "Malgré
tout, je ris et chante, car si je suis négligé sur la Terre, dans
le Ciel, je suis un Prince parmi les Princes"),
souvent
très sombres et violentes, où se décèle l’influence de Dürer,
décrivent
la perte de l’unité
originelle de
l’homme avec Dieu
et la
dichotomie
matière/esprit, qu’il
s’efforça de concilier par le biais de
l’imagination. Il
est avant tout idéaliste, très éloigné des rationalistes et des
matérialistes (Kathleen
Raine écrivit dans un essai sur Blake : "L’idéologie
matérialiste de l’Occident est une mutilation de la conscience qui
rend impossible de ressentir le monde comme vivant, elle fait de la
connaissance une formule, non plus une expérience")
du siècle des Lumières. Newton était sa bête
noire. Non, l’homme n’est pas que matière. Ni qu’esprit. Il le martèle constamment !
Blake
fut un révolté, un des premiers contre l’injustice sociale,
et aussi férocement anticlérical et contre la royauté. Et par-dessus tout
contre l’argent, dont il devine le pouvoir aliénant :
"Libérer
l’humanité asservie, soumise au dogme de la quantité, pour la
rendre à l’art et à la poésie, c’est-à-dire à la vie dans sa
totalité, telle était la tâche prophétique de Blake",
nous rappelle l’auteur. D’où la redécouverte de cet artiste-poète
de génie par la Beat Generation américaine dans les années 60.
Blake préfigure en effet la philosophie du Nouvel Âge, terme qu’il
emploie. Christine Jordis examine de près la filiation, tout en
insistant sur la radicalité de l’artiste incompris
et du poète
révolté. Inutile de préciser que le livre est rigoureux dans son
refus des simplifications. Pour moi qui n’avais jamais lu Blake,
c’est une vraie découverte. Écoutons
son appel à la jeunesse : "Levez-vous,
jeunes gens du Nouvel Âge ! Dressez-vous contre les mercenaires
ignorants ! Car il y a des mercenaires à l’Armée, à la
Cour, à l’Université, qui, s’ils le pouvaient, rabaisseraient
le pouvoir de l’esprit et prolongeraient la guerre des corps !"
Christine
Jordis indique bien les liens indissociables entre l’artiste et le
poète chez Blake. Partout, on retrouve l’idée que le divin réside
chez l’être humain (l’Homme-Dieu), à l’intérieur de lui :
c’est la poésie qui en est le signe manifeste. D’où chez Blake,
le sens aigu de la liberté de conscience, notamment contre les
églises établies et le clergé. L'auteur note que, dans
"son
adresse publique : un brûlot, si on le lit de près, car Blake
y démonte le système,
comme il l’appelle, et décèle ce qui va devenir le fonctionnement
principal du monde moderne : la marchandisation. La conversion
de l’art en argent, son enrôlement au service de la vente, du
tapage, du profit, son évaluation en termes de chiffres – le règne
de la quantité".
La
puissance de l’esprit était telle chez lui qu’il mourut dans la
joie, comme
l’ont rapporté ceux qui étaient présents :
"se tournant vers Catherine qui pleurait, [il] lui dit :
« Ne bouge plus, Kate ! Reste comme ça, je vais faire ton
portrait – car tu as été un ange pour moi. » Quand il eut
terminé, il posa son carnet et commença de chanter des hymnes et
des poèmes. Catherine les décrivit plus tard comme "des
chants de triomphe et de joie".
« Ils ne sont pas de moi, mon aimée, non, ils ne sont pas de
moi !»
lui dit-il."
L’influence
de Blake se fait sentir notamment chez Aldous
Huxley dans
Les
portes de la perception (encore
un livre redécouvert dans les années 60) ou chez un cinéaste comme
Jim Jarmusch (le héros de Dead
Man s’appelle
justement
William
Blake),
et très probablement chez pas mal d'artistes de notre temps et du
siècle passé.
Et
peut-être aussi chez nombre de nos contemporains, notamment ceux qui
prônent la décroissance si nous en croyons la citation de Christine Jordis placée en exergue.
Il reste à le lire, à examiner ses productions artistiques dans les livres ou dans les musées !
Il reste à le lire, à examiner ses productions artistiques dans les livres ou dans les musées !
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