Pour
se libérer, il faut se savoir esclave.
(Alexandre
Jollien, Le
philosophe nu,
Seuil, 2010)
Je
pensais à cette phrase hier, lors de ce vendredi noir, très noir. D’abord
parce
que toute la presse, les
médias audio-visuels, internet
et la publicité (mais les trois premiers cités ne sont-ils pas uniquement des sacs à pub ?) n’ont que l’expression Black
friday
en tête (quand cessera-t-on de copier les conneries américaines ?
Halloween
a complètement décérébré nos enfants, les blockbusters de cinéma US
nos ados, et maintenant on s’attaque aussi aux adultes. Il ne nous
reste plus qu’à élire un Trump français et le tour complet sera joué !), avec son
cortège de frénésie d’achat pour ceux qui s’y risquent et
d’énorme frustration pour ceux qui ne pourront pas ! J’ai
eu envie ce matin de préparer un écriteau : RÉVEILLEZ-VOUS !
HALTE À LA CONSOMMATION INUTILE ! DONNEZ PLUTÔT À LA BANQUE
ALIMENTAIRE ! Mais on m’aurait sans doute pris pour un fou, et
comme j’entendais à la radio Raymond Depardon parler de son film
12
jours qui sort bientôt (ça
parle de la réalité et, de ce fait, les ados n’iront pas le
voir), je me voyais déjà enfermé en psychiatrie par contrainte :
pas mèche que tous ces publicitaires à la con le soient un jour !
Black Friday 2017 [Direct] : les promos qui valent (vraiment) le coup en France
Vendredi noir aussi parce que le temps est à la pluie, que je me suis réveillé à
1h du matin avec des crampes qui ont mis du temps à se dissiper, que
le moral est de nouveau en berne malgré (ou à cause des) les bons
films que je vois au Festival de Pessac, où comme souvent dans ces festivals, les films optimistes sont rares (sous
le prétexte fallacieux qu’on ne fait pas de bons films avec de
bons sentiments, ce qui reste à démontrer)…
Heureusement,
il y avait les dames (où sont les messieurs ?) de la banque
alimentaire au supermarché. Voilà qui faisait chaud au cœur :
est-il possible aujourd’hui, en ce Black friday, qu’on nous
demande de donner ? J’en suis ressorti tout joyeux avec mes deux sacs pleins (alors que je n'avais rien acheté pour moi), car, comme
le dit aussi Alexandre Jollien, "la joie m’a été donnée par
l’autre, par les rencontres". Et des rencontres qui suscitent
le don, la parole et le sourire, ça n’a rien à voir avec ces injonctions
d’achat dictées par la publicité qui nous asservit. Il faut
croire pourtant que nous aimons la servitude volontaire, puisque nous
n’aimons rien tant qu’être connectés en permanence : j’ai
fait mon petit sondage (qui vaut ce qu’il vaut), je me suis posté
en ville et j’ai observé les passants rue Sainte-Catherine, je
me suis arrêté à 300, car j’ai constaté qu’à partir de 100,
le pourcentage ne variait que très peu. 3 personnes sur 4 avaient
leur smartphone à la main, le regardaient et tapotaient dessus
parfois, une partie avait en outre des écouteurs qui y étaient
reliés.
J’en
reste ébaubi, pour utiliser un vieux mot. Dans le tram, j’ai
toujours envie de leur demander : « Qu’est-ce que vous
regardez dessus ? » Ça reste un mystère absolu pour moi.
Il est vrai qu’avec souvent un livre ouvert en main (mais pas quand
je marche quand même), je dois représenter, pour ces parfaits
représentants de la majorité humaine actuelle, un aussi grand
mystère. Je dois être un alien,
pour utiliser leur terminologie. En tout cas, un être bizarre ;
si, en plus, ils savaient que je n’ai pas de voiture, que j'achète encore des livres, que je ne
regarde pratiquement jamais la télévision, que
je ne vais jamais en boîte de nuit, qu’il m’arrive d’aller
dans un musée, au théâtre et à l’opéra, que j’enrage de voir
qu’on est obligés de faire sa déclaration de revenus sur
internet, que
j’achète de temps en temps des disques (pourquoi faire, me
diraient-ils, j’ai toute la musique du monde sur mon smartphone :
oui, mais moi, je ne veux pas toute la musique, je veux seulement quelques
musiques, celles qui me plaisent et que j’ai envie d’écouter, c'est sacré, l'écoute, comme la lecture, le spectacle, l'amitié, l'amour),
et
que je n’aime rien tant que le silence, alors
là !
On
me répondrait : « Mais faut sortir du Moyen Âge, mon
gars, on est au XXIème siècle ! Faut sortir de ton trou. Faut
être connecté ! Regarde tout ce qu’on peut faire avec cette
petite machine ! » Et de me faire miroiter toutes les
merveilles (les fameuses applis) de la technologie actuelle. Et je leur répondrais :
« OK, OK ! Mais comment se fait-il qu’on ne peut pas parler au téléphone à EDF, GDF, la mutuelle et la majorité des organismes institutionnels dont on a
besoin, sans tomber sur un robot incapable
d’apporter une réponse à nos demandes ? Où elle est,
la connexion ? » Oui, où est passée l’humanité, le
contact, le lien ? Où, où, où ?…
Décidément,
c’est vraiment un vendredi noir...
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