Il
y a mes plaisirs, mes découvertes, il y a toutes les grandes
promenades à pied ou à bicyclette qui ne sont pas du temps perdu.
(Michel
Tournier, Lettres parlées à son ami allemand Helmut
Waller : 1967-1998,
Gallimard, 2015)
Pour
en finir avec Michel Tournier (mais il vaut mieux avant avoir lu ses
romans principaux et ses recueils de contes et nouvelles), c'était
une bonne idée qu'a eue Gallimard de publier avant sa mort ses
Lettres parlées à son
ami allemand Helmut Waller : 1967-1998.
Helmut Waller, que Tournier rencontra à Tübingen en 1946, lors de ses
études supérieures de philosophie, devint procureur en Allemagne.
Il traduisit en allemand plusieurs livres de son ami. Ils se revirent
assez souvent, Michel Tournier, grand voyageur et germaniste, parlant
très bien allemand, allait presque chaque année en Allemagne.
En
dehors des lettres manuscrites, ils se sont écrit en certaines
périodes sur bandes magnétiques, donc des lettres parlées, dont le
recueil proposé ne donne que celles de Michel Tournier. Pour ce
grand causeur (voir le dvd qui lui est consacré dans Les
grands entretiens de Bernard Pivot,
publié par l'INA), la formule de la lettre parlée permet de sauter
à brûle-pourpoint d'un sujet à un autre (ici, principalement sa
maison, le presbytère de Choisel, sa famille – mère, frères et
sœur, neveux, fils adoptif -, ses livres en gestation, ses voyages,
les Rencontres photographiques d'Arles, ses lectures) d'une façon
primesautière. Comme toute correspondance (encore que), ça n'a pas
été écrit pour être publié, mais c'est un très utile complément
à l’œuvre. Et ça se lit bien !
Dans
les lettres de 1967 à 1969, il vient de publier Vendredi
ou les limbes du Pacifique
et achève Le roi des aulnes.
Il s'est installé à Choisel, son havre de paix, mais bouge encore
beaucoup. Il fait notamment un grand voyage au Sahara, dans le
Tassili, voyage éreintant, très physique, mais où il a apprécié
les paysages rudes et austères autant que la population peut l'être : comment ne pas être austère dans de telles
conditions de vie ? "J'aime
beaucoup ce pays. Physiquement, je suis très content de l'épreuve
que ça a été. J'ai perdu quatre kilo. J'ai bu n'importe quoi, j'ai
couché n'importe où, et non seulement je l'ai supporté – tout le
monde l'a supporté, il n'y avait pas moyen de faire autrement –
mais je dois dire que j'ai été assez heureux et ça est le
principal car beaucoup de gens ont pris ça comme une épreuve
pénible. Il y a des gens qui étaient vraiment très malheureux du
seul fait de ne pas pouvoir se laver, du tout, pendant neuf jours. Il
y a des gens pour qui c'était l'enfer. Moi pas du tout".
Les
lettres suivantes vont de 1976 à 1978. Là, il travaille sur les
rois mages (qui deviendront le roman Gaspard,
Melchior et Balthazar),
publie la version de Vendredi pour les jeunes (Vendredi
ou la vie sauvage),
commence à rencontrer des scolaires (j'ai sans doute été parmi
les premiers à l'inviter) et pense à un roman sur les travailleurs
immigrés, qui deviendra La
goutte d'or.
Il voyage en Égypte,
est subjugué par Louxor et la Vallée des Rois, rencontre ses
cousins égyptiens (une cousine germaine de sa mère avait épousé
le grand écrivain égyptien aveugle, Taha Hussein, qu'admirait
beaucoup André Gide). Il achève la série des Chambres noires pour
la télévision. Période d'intense créativité.
De
1980 à 1983, les lettres concernent l'achèvement des rois mages, du
bref récit Gilles et Jeanne (où il confronte Jeanne d'Arc et un de ses compagnons d'armes,
Gilles de Rais, le seigneur devenu criminel tueur d'enfants dans son
château de Tiffauges, nom propre qui servit à nommer le héros du
Roi des aulnes). Nombreux voyages, nombreux projets d'écriture
(notamment un roman sur Saint Sébastien, un autre sur les sportives
est-allemandes dont il m'avait déjà parlé en 1978). Au Sénégal,
où il est invité par Senghor pour y rencontrer des enfants autour
de Vendredi,
il a la surprise de voir que les jeunes noirs préfèrent Robinson à
Vendredi. Une petite fille lui dit : "Je
préférerais épouser Robinson que Vendredi parce que je crois que
Vendredi serait tout à fait incapable d'assumer la responsabilité
de femme et d'enfants".
Les
lettres suivantes, de 1985 à 1991, concernent le roman La
goutte d'or,
la mise au point du recueil Le
médianoche amoureux
(où, dans la lignée du Décaméron de Boccace, un groupe est réuni pendant une
nuit, et chacun doit raconter une histoire). Il vieillit, voyage
moins, voit beaucoup d'amis mourir. Il évoque son expérience du
métro, où il a suivi, pendant la préparation de La
goutte d'or,
un conducteur de rame pendant plusieurs jours, et la hantise qu'avait
ce dernier du suicide. Un conducteur de tram m'a raconté la même
chose ici à Bordeaux ! Toujours pour La
goutte d'or,
dans lequel le héros Idriss doit poser pour fabriquer des mannequins
pour le magasin Tati, Michel Tournier rapporte un savoureux souvenir,
où lycéen pendant la guerre, il a posé pour un sculpteur qui
voulait représenter le Christ : "Il
s'agissait de poser. Il faisait un froid épouvantable dans son
atelier. Il avait beau chauffer, ça ne marchait pas. Il m'avait fait
déshabiller, puis il m'avait fait ligoter car, évidemment, il ne
pouvait pas me clouer. Il aurait pu me clouer. Mais enfin, il ne faut
quand même pas exagérer".
Enfin,
la dernière partie va de 1994 à 1998 : Tournier,
septuagénaire, a de moins en moins envie de voyager. Même pour les
vacances, il préfère aller au même endroit : "de
plus en plus, je me complais dans la répétition. À l'âge que
j'ai, je pense que tout ce qui est nouveau est mauvais".
Il fourmille toujours de projets littéraires, a réussi à finir son
court, mais superbe roman : Eléazar
ou la source et le buisson,
un western sur le thème de Moïse. Mais il commence à caler. "Ce
qu'il y a de terrible avec moi, c'est que la machine à faire des
projets fonctionne très vite et la machine à réaliser ces projets
ne fonctionne pas du tout. Évidemment, c'est plus facile de rêver
des œuvres que de les écrire".
Je
dois dire que j'ai passé un bon moment en sa compagnie, Il va me
manquer, à moins qu'on ne publie des inédits sortis de ses tiroirs.
Je crois qu'il a laissé ses papiers littéraires à la Bibliothèque
universitaire d'Angers. La publication en Pléiade étant annoncée,
très vraisemblablement, les chercheurs vont y puiser pour intégrer
quelques inédits.
photo cop. site Gallimard
Et, pour entendre sa voix :
http://www.franceculture.fr/2016-01-19-michel-tournier-chacun-doit-ecrire-son-robinson-crusoe
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire